Roman 6 : Espoir dans le noir
Espoir dans le noir
Prologue
Journal de bord de Basile 1er février 1814 à La Rothière
Je suis immobile depuis si longtemps que je me demande si je suis encore en vie. Mon corps est glacé, l’est-il par le froid qui règne ici depuis des jours ou est-ce la mort qui pénètre petit à petit mes os.
Je tente de me concentrer pour trouver le moyen de m’extraire de ce trou où je me noie doucement. J’essaie de toutes mes forces, rien n’y fait ! Je vais devoir me résigner. Si je ne suis pas encore mort, ça ne saurait tarder... Alors je me détends et je laisse mon esprit vagabonder dans les beaux rêves que je fais depuis quelques temps et qui me forcent à tenir bon, à résister au froid, à la solitude ou au manque de solitude, au doute qu’un jour peut-être je reviendrai, vous parlerai, vous sourirai, …
Je rêve de vous tout le temps, surtout lorsque j’ai peur, peur de mourir, peur d’être blessé, peur à cause de ces bruits incessants de tir d’obus. Au début, je sursautais à chaque coup de canon. Je mettais mes mains sur mes oreilles, me recroquevillant dans un coin comme un enfant. Et petit à petit, l’homme s’habitue à tout, même à ça. J’en ai froid dans le dos, un froid encore plus terrible que celui dans lequel je vis presque chaque jour depuis mon engagement.
Cette guerre finira-t-elle un jour ? Je crains de terminer comme beaucoup de mes compagnons d’armes entre quatre planches, dans le meilleur des cas ! Pour certains, il ne reste pas grand-chose à y mettre dans ces cercueils de fortune, enfin de fortune n’est pas vraiment le terme approprié. Où est la fortune ? Moi qui me suis engagé justement pour faire fortune et rentrer au pays en homme valeureux, riche d’une belle expérience et couvert de médailles… Aujourd’hui j’espère rentrer tout simplement. L’idée de déserter m’est venue à maintes reprises tellement l’angoisse permanente me tenaillait au corps. Je ne le ferai jamais pour Eugénie, je n’oserai plus me présenter devant son père et sans doute pas davantage devant elle, bien que je croie qu’elle serait capable de s’enfuir avec moi, malgré ma lâcheté. Pour aller où ? Le bout du monde, c’est certain ; rester plus près serait une erreur, son père pourrait engager des hommes pour retrouver sa fille, sa pauvre petite fille qu’un odieux personnage, moi en l’occurrence, aurait abusée. La mort serait évidemment bien moins pénible à ce qui pourrait m’arriver si...
Dans mon trou depuis ce matin je n’ai que des idées noires, j’ai envie de pleurer mais mes yeux restent secs, j’ai envie de crier mais aucun son de mon corps n’arrive à sortir, alors en désespoir de cause je me fais de plus en plus petit. Si j’avais été plus studieux durant les cours de catéchisme, j’aurais peut-être pu prier mais rien ne vient. La seule prière que je répète depuis mon engagement est une incantation à une puissance supérieure susceptible de me faire passer entre les balles et les obus afin de revoir ma douce Eugénie. C’est la raison pour laquelle depuis un temps que je n’arrive même pas à identifier je suis cloué au fond de mon trou espérant conjurer le sort.
Parfois, je pense à Gustave dont je n’ai plus de nouvelles. Durant quelques mois, nous étions dans la même unité, lui à cheval, moi à pied. Lors des campements, il nous arrivait de nous croiser ou d’avoir des nouvelles grâce à l’un de nos camarades. A la dernière offensive, nos garnisons ne sont séparées. Gustave qui faisait partie du 2ème corps de cavalerie, venait d’être rappelé au sein de la 6e division de cavalerie commandée par le général de brigade Antoine Maurin pour combattre sur la Marne. Depuis je n’ai aucune nouvelle. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir suivi ses conseils lorsqu’il s’était proposé, alors que je n'avais que douze ans, de m’apprendre à monter à cheval. C'était au-dessus de mes forces, à l’époque j’étais terrorisé à l’idée d’approcher un cheval, aujourd’hui rien a changé. Pourtant si j'avais été plus courageux, j’aurais fait partie du même régiment que mon ami et j’aurais pu tenir la promesse que j’ai faite à Eugénie, veiller sur son frère, son inconscient de frère, toujours prêt à en découdre avec celui qui le cherche. Dieu que j’ai peur, cette nouvelle peur me tenaille si fort que je crains le pire. Et si le pire était avéré, comment pourrais-je m’expliquer, oserais-je seulement apparaître devant ma bien-aimée.
Ce jour tout m’effraie et plus le temps avance plus je suis inquiet. Une fois encore j’aurais aimé prier celui qui, s’il existe, me viendrait en aide, et protégerait mon ami, me donnerait la volonté de me lever et ferait en sorte que notre chef, le grand Napoléon nous sauve enfin de cette boue, de ce noir, de cette peur, et nous permette de gagner cette guerre dont nous ne voyions pas la fin.
Le temps est long, dur et éprouvant. Heureusement que j’ai toutes les lettres de ma douce et tendre Eugénie que je relis sans cesse pour soutenir le moral de l’homme si faible que je suis devenu et qui est aujourd’hui au plus bas.
Espoir dans le noir - mars 1813
Lettre de Basile à Eugénie 2 mars 1813
Ma douce et tendre Eugénie
Hier matin j’ai eu le cœur déchirant en te quittant mais je sais que j’ai fait le bon choix, le seul choix pour un jour prétendre à être accepté par ton père. Heureusement notre emploi du temps ne nous laisse pas une seconde pour réfléchir ou nous apitoyer sur notre sort.
Hier nous avons parcouru cinquante-deux kilomètres avant de rejoindre notre premier hébergement. Toute la journée nous avons traversé des champs, des villages où nous étions acclamés. Nous n’avons encore rien fait qui mérite un tel enthousiasme. Je crois que les paysans que nous croisons veulent juste nous donner du courage pour la suite. Tous doivent penser à leurs propres enfants. Il est vrai que dans mon régiment il n’y a que de jeunes soldats d’à peine vingt ans. Je pense faire partie des plus jeunes avec mes tout juste seize ans, d’autres ont dix-sept ans mais la plupart ont entre vingt et vingt-quatre ans.
Certains villageois nous donnent parfois à boire ou à manger. Tous sont très généreux et même si les temps sont durs. Tout au long de nos déplacements nous avons croisé d’immenses cimetières dans lesquels sont enterrés les braves soldats de l’empire qui ont perdu la vie ces dernières années et notamment après la campagne de Russie. Pas un seul village de France si petit soit-il n’a pas un cimetière avec des centaines de tombes encore chaudes. J’en ai froid dans le dos. Parfois toutes les générations d’une même famille reposent ainsi dans un même caveau. Il est vrai que nous sommes le plus souvent accueillis par des maîtresses de maison qui ont dû trouver des solutions pour subvenir aux besoins de leurs enfants orphelins de père.
Ce soir je réside chez la femme du maire d’un petit village au nord de Toulouse. Elle a perdu son fils de trente ans qui laisse lui-même une femme et deux enfants dans la détresse. Tout ce petit monde vit désormais chez le maire. Je les ai rencontrés au dîner. Ils m’ont posé des questions auxquelles je n’ai pas pu répondre, j’en avais presque honte mais comment leur expliquer que ma démarche n’est en fait qu’égoïste quand ils ont perdu un fils, un frère, un mari, un père dans une guerre pour sauver la France. Je n’ai pu dire la vérité, j’ai menti expliquant que je voulais défendre mon pays.
Je souhaite ma tendre bien-aimée qu'à mon retour je ne te ferai pas honte.
Il est bientôt huit heures, tous mes membres me font souffrir, le pire ce sont mes pieds. Mes nouveaux godillots m’ont fait des ampoules à tous les orteils. Demain je mettrai deux paires de chaussettes pour atténuer le frottement, c’est la maîtresse des lieux qui me l’a suggéré, son fils lui-même avait expérimenté cette option avec beaucoup de réussite.
Je suis désolé de te quitter si vite, mes yeux se ferment tout seul.
Tu es dans toutes mes pensées et me donne le courage d’avancer.
Ton Basile bien-aimé.
Lettre d’Eugénie à Basile 6 mars 1813
Mon très cher et tendre Basile
Que le temps m’a paru long sans toi. Je n’ai pas eu la patience d’attendre ta lettre. J’espère qu’elle te parviendra au plus vite.
Il me tarde presque de rentrer chez les Ursulines pour occuper mon esprit ailleurs qu’au château où tout me rappelle toi.
Tous les après-midis je suis seule avec Monsieur Dutilleul et malgré cela, j’ai l’impression de ne rien apprendre. Plus rien ne rentre dans ma tête, mathématiques, histoire et même philosophie m’ennuient. Ma tête est pleine de toi mon bien-aimé Basile. Il me tarde de recevoir tes lettres pour me sentir vivante.
Père est très soucieux des événements et depuis votre départ après dîner il nous lit à mère et moi les nouvelles du front. Certaines nous font peur d’autres nous réjouissent. Pour ma part je n’ai pas le cœur à m’enthousiasmer pour une victoire quand cette guerre nous oblige à nous séparer. Je connais les raisons de ton départ cependant je le regrette presque. Je prie chaque jour pour que tu reviennes que vous reveniez Gustave et toi sains et saufs.
Ne joue pas les héros même si tu n’attends que cela pour obtenir les honneurs que mon père saura reconnaître.
Pour ma part tu es déjà mon héros.
Je suis impatiente de te lire.
Prends soin de toi et tâche de veiller aussi sur mon inconscient de frère.
Ta fidèle Eugénie.
Espoir dans le noir - Dix-huit ans plus tôt, suite
Basile bénéficia de beaucoup d’amour tant de sa propre famille que de celle du comte. Son père était très fier de lui. C’était un garçon plein de talent, très éveillé qui tenait de sa mère le goût des chiffres et de son père une grande habileté de ses mains. Et pourtant il tenait étonnamment de son père d’adoption, le comte Charles-Henri d'Artuis, un enthousiasme excessif pour la littérature. Ses études avaient vraisemblablement eu raison de cela. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, il passa les trois-quarts de son temps à étudier en compagnie de ses amis. Puis son père le prit comme apprenti-boulanger. Basile avait confié à Eugénie qu’il ne souhaitait pas devenir boulanger. Il voulait courir le monde et faire fortune.
Au cours de toutes ces années, les deux jeunes gens s’étaient beaucoup rapprochés. Basile et Eugénie étaient des passionnés et aimaient vraiment assister aux cours de Monsieur Dutilleul et plus précisément au séance de littérature et de philosophie. Leur précepteur leur avait fait lire René Descartes, Corneille, Charles Perrault, Racine, Jean-Jacques Rousseau, Diderot,…, autant Basile était assidu autant son ami Gustave ne rêvait que de s’engager dans l’armée. il voulait suivre les traces de son grand-père et son père, et celui-ci en éprouvait une grande fierté. Ensemble ils montaient à cheval et allaient à la chasse. Basile quant à lui après avoir travaillé une bonne partie de la nuit à la boulangerie avec son père, dormait quelques heures puis rejoignait en début d’après-midi Eugénie pour assister au cours de Monsieur Dutilleul. Jamais il ne s’était plaint de ses journées harassantes. Il ne savait que trop ce que son père déciderait. En aucun cas il ne voulait mettre fin à ses cours et faire de la peine à son père en cessant son apprentissage. Basile avait pris le parti de patienter. Il était aux côtés d’Eugénie, cela valait tous les sacrifices du monde.
Puis durant l’année 1813 tout s’était précipité, Napoléon avait encore fait appel à la conscription. Les nombreuses pertes humaines des guerres précédentes avaient décimé les troupes. Il fallait renouveler les hommes pour l’année 1814. Gustave faisait parti des jeunes à être appelé et dans le même temps le comte avait décidé de faire rentrer Eugénie dès son seizième anniversaire au couvent des Ursulines afin de parfaire son éducation dans tous les domaines incombant à une jeune fille pouvant prétendre à être mariée.
Eugénie fêterait ses seize ans en octobre de cette année tandis que Basile venait d’avoir seize ans le 21 janvier de la même année. Ni l’un ni l’autre ne voulait être séparé et même si l’envie de s’enfuir ensemble leur était apparue comme une évidence, ils savaient que cette solution n’était pas envisageable.
Quoi qu’il adviendrait ils s’étaient promis de rester fidèles l’un à l’autre et de s’écrire tous les jours. Il était convenu qu’Eugénie devait éconduire tous ses prétendants jusqu’à ce que Basile rentre après avoir fait fortune. Mais où allait-il bien pouvoir aller pour réaliser son vœu. Il était en pleine réflexion à la boulangerie en compagnie de son père lorsque Gustave accouru leur annoncer la nouvelle. Les conscrits engagés pour l’année 1814 pourraient devancer l’appel et être enrôlés dès le mois de mars 1813. Le choc fut terrible pour Basile, si son ami partait prématurément ses plans tombaient à l’eau. Il avait repoussé l’annonce à son père de sa volonté de partir courir le monde. Désormais il devait faire au plus vite. Et décida qu'à son tour il s'engagerait. Le comte avait beaucoup de respect pour les soldats, c'était peut-être sa chance. Pour s'engager volontaire à seize ans il avait besoin de l'accord de son père. Très vite il échafauda un plan qui consistait à demander au comte son soutien et son intercession auprès de son ami. Il devait également prévenir Eugénie. L’idée d’être un temps séparé d’elle lui était insupportable mais malheureusement nécessaire. Leur avenir en dépendant.
Nous étions fin janvier et le temps pressé pour tout organiser. Le jour même Basile et Eugénie parlèrent longtemps et pleurèrent aussi beaucoup. Elle soutint son bien-aimé auprès de son père, le comte ne pouvait rien refuser à sa fille adorée ; et si elle avait un temps tenté de convaincre Basile qu’il finirait par l’accepter en tant que prétendant, elle avait du reconnaître que malgré l’amour et peut-être même à cause de l’amour qu’il avait pour elle, il refuserait certainement la demande de Basile, qu’il aimait par ailleurs énormément. La question n'était pas là, lui n’était que le fils du boulanger alors que sa fille pouvait prétendre à un beau mariage, déjà de nombreuses relations du comte avaient émis quelques souhaits dans ce sens. Jusqu’à présent le comte n’avait pas voulu en parler plus avant, il considérait que sa fille était encore trop jeune pour cela. Il voulait aussi continuer à la garder encore un peu auprès de lui. Bien qu’il aimât ses trois enfants, il avait une petite préférence pour Eugénie, Marie-Louise était une jeune fille fragile et réservée, souvent alitée pour des motifs qu’il ne validait pas toujours. Toutefois son épouse prenait systématiquement sa défense, la perte de sa maman pouvait expliquer son état disait-elle. Quant à Gustave c’était un garçon qu’il adorait mais qui ne lui donnait pas en retour autant d’affection.
Durant les jours qui suivirent Marie-Elise s’attela avec ses domestiques à préparer les trousseaux de Gustave et de Basile puisqu’elle était dans la confidence. Cependant tant que Jean n’était pas au courant des intentions de son fils, la chose devait rester secrète. Eugénie elle-même prépara quelques linges susceptibles d’être utiles à son bien-aimé. Elle lui confectionna en secret également des mouchoirs brodés à ses initiales avec ses mèches de cheveux ainsi qu’un cache-nez. Puis elle proposa son concours à sa mère pour l’aider.
Le temps passa et Jean finit par accepter le départ de son fils. Le rôle que joua le comte fut décisif malgré tout. Le mois de février fila comme un éclair et le jour du départ arriva. La veille Eugénie et Basile ne cessèrent de pleurer. Et son père commençait à regretter sa décision. Tant de jeunes n’étaient pas revenus qu’il était terrorisé à l’idée qu’il puisse lui arriver quelque chose. Toute cette journée des souvenirs pénibles lui revinrent en mémoire comme les deux années où il n’avait pas été à la hauteur de son rôle de père et avait volontairement délaissé son enfant à la mort de sa femme. Tous ces rappels du passé lui avaient donné le courage d’aborder enfin avec son fils cette étape de sa vie dont il n’était pas fier. Père et fils s’enlacèrent et versèrent quelques larmes. Chacun avait beaucoup d’affection pour l’autre et c’est en paix avec eux-mêmes qu’ils prirent congés. Le père heureux d’avoir enfin crevé cet abcès qu'il portait depuis tant d’années le fardeau, le fils ravi d’être compris par son père qu’il avait mis dans la confidence à propos de ses projets en vu de pouvoir un jour prétendre à obtenir la main d’Eugénie. Le père avait soutenu le fils, le fils avait conforté l’amour qu’il avait pour son père.
Roman : Espoir dans le noir - 1 - Dix-huit ans plus tôt
Dix-huit ans plus tôt
Basile a passé toute son enfance aux côtés de ses amis Eugénie, Gustave et Marie-Louise. Grâce à leur père, le comte Charles-Henri d’Artuis, il a bénéficié du même précepteur. le comte a eu pitié de lui à sa naissance, sa mère était décédée en couche, alors qu’elle était venue livrer le pain au château comme elle avait l’habitude de le faire depuis de nombreuses années. Elle s’était évanouie et dans sa chute elle avait perdu les eaux. Le maître des lieux n’avait pas voulu la laisser repartir et avait fait appeler le médecin de famille et son époux, le boulanger. L’enfant se présentait très mal et c’était beaucoup trop tôt.
Le père de Basile et sa maman avaient attendu presque dix ans avant de voir leur famille espérer s’agrandir. Lui avait quarante-cinq ans et elle trente ans. C’était un miracle de la vie qui leur avait été offert. Ils ne l’espéraient plus. Et depuis, tout s’était bien passé. A aucun moment la mère de Basile ne s’était sentie mal, bien au contraire, elle ne s’était jamais aussi bien portée.
Son père travaillait du soir au matin puis sa maman toute la matinée s’activait pour vendre et livrer le pain que son époux faisait chaque nuit avec amour. Vers une heure de l’après-midi, le boulanger se levait et durant quelques heures, ils profitaient d’être ensemble. Ils formaient un très beau couple. Tous les hommes de la région l’enviaient. Il était devenu une personne que l’on écoutait. Souvent il avait été sollicité pour rejoindre le conseil municipal dont Charles-Henri d’Artuis était le maire. Il avait failli accepter juste avant l’annonce de la grossesse de sa femme. Puis il s’était ravisé prétextant que sa charge de travail était déjà importante et qu’il ne voulait pas délaisser encore plus son épouse. Il était les bras, elle était la tête, il faisait le pain, elle faisait les comptes. Ils formaient une équipe formidable. Il était fort comme un turc, elle était une petite chose fragile bien que très résistante.
Toutefois à la suite de sa chute, elle perdit beaucoup de sang et le médecin annonça qu’il ne pourrait pas sauver la mère et l’enfant. Le mari voulait sauver sa femme. Tout fut fait dans ce sens. L’enfant à sept mois à peine ne serait sans doute pas viable de toutes les façons. Le médecin décida de provoquer l’accouchement. L’attente fut si longue que cette nuit-là le boulanger ne fit pas de pain. Le lendemain matin l’annonce tomba, la mère de l’enfant n’avait pas survécu et l’enfant était lui-même entre la vie et la mort.
Le comte fut terriblement abattu par la nouvelle en apparence bien plus que le mari lui-même qui durant sept jours et sept nuits disparut totalement, ne donnant aucun signe de vie à qui que ce soit. L’enfant de huit cents grammes à peine fut confié à une nourrice. Durant cette période il ne fut pas déclaré à l’état civil, aucun prénom ne lui fut attribué. Passé ce délai et grâce aux harcèlement soutenu et énergique du comte auprès de son ami, le mari sortit enfin de son état cataleptique pour se décider à enterrer son épouse. Il n’interrogea personne à propos de l’enfant qui contre toute attente avait décidé de se battre pour survivre. Le père ne voulant rien entendre, ce fut le comte qui se décida à déclarer l’enfant et a lui attribuer les prénoms de Basile, prénom de son grand-père paternel, Jean, Marie étant les prénoms respectifs de ses parents. Le nourrisson fut confié pour une durée indéterminée à sa nourrice. Tous les frais furent supportés par le comte qui savait combien il était difficile de reprendre le cours de sa vie après le décès de sa femme. Lui-même avait vécu ces mêmes épreuves après la naissance de son aîné Gustave. Par chance la mère n’était pas morte en couches et avait pu connaître son enfant. Mais alors que celui-ci avait à peine deux ans, la mère avait eu un rhume de poitrine qui l’avait emportée en moins de deux semaines. Le comte avait lui aussi vu sa vie exploser et sans l’aide de sa belle-sœur, il n’aurait pas repris pied. Jamais il n’avait imaginé pouvoir refaire surface aussi rapidement. La sœur de son épouse de dix ans sa cadette voyant le désespoir de son beau-frère avait spontanément proposé ses services aux parents de Charles-Henri qui avaient soutenu son geste. Son dévouement et l’amour qu’elle déployait auprès de Gustave avait fini par séduire le comte qui un an presque jour pour jour avait épousé Marie-Elise avec qui par la suite il avait eu deux filles dont Marie-Louise née deux ans avant Basile puis six mois après Eugénie avait vu le jour. C’est ainsi que tout naturellement et comme elle l’avait fait pour Gustave, elle s’était prise d’affection pour le petit Basile qui ne demandait qu’à être aimé.
Durant près de deux ans elle lui avait prodigué autant d’amour qu’elle avait pu. Mais le jour où il commença à parler imitant ceux qu’il considérait légitiment comme son frère et ses sœurs, il utilisa un mot en s’adressant à Marie-Elise qui pouvait signifier « maman ». Le comte était présent. Ce fut à cet instant précis qu’il se décida à parler à son ami Jean, le père de Basile. Il lui dirait ce qu’il avait sur le cœur depuis deux ans, qu’il devait faire son deuil et reprendre une épouse qui l’aiderait à la boulangerie et élèverait son fils et lui donnerait d’autres enfants.
Jean savait que cette situation n’avait que trop duré. Basile souffrirait suffisamment de ne pas avoir connu sa mère, il ne devait pas lui infliger en plus la douleur de ne pas être reconnu par son père. Jean prit des dispositions dans ce sens et se décida à épouser Ameline, une jeune femme de vingt ans sa cadette qui après le décès de son épouse s’était occupé de faire tourner la boulangerie. C’était la cousine de sa défunte femme.
Le comte fut heureux de cette décision et s’engagea à pouvoir à l’éducation de Basile jusqu’à sa majorité puisqu’il faisait déjà presque partie de la famille. Tous validèrent ce qui fut dit et c’est ainsi que Basile, Gustave, Marie-Louise et Eugénie grandirent ensemble.
Roman : Espoir dans le noir -- Prologue
Campagne de Belgique 1815
Je suis immobile depuis si longtemps que je me demande si je suis encore en vie. Mon corps est glacé, l’est-il par le froid qui règne ici depuis des jours ou est-ce la mort qui me pénètre petit à petit dans les os.
Je tente de me concentrer pour trouver le moyen de m’extraire de ce trou où je me noie doucement. J’essaie de toutes mes forces, rien n’y fait. Je vais devoir me résigner. Si je ne suis pas encore mort, ça ne saurait tarder. Alors je me détends et je laisse mon esprit vagabonder dans les beaux rêves que je fais depuis quelques temps et qui me forcent à tenir bon, à résister au froid, à la solitude ou au manque de solitude, au doute qu’un jour peut-être je reviendrai, je te parlerai, je te sourirai, …
Je rêve de toi tout le temps, surtout lorsque j’ai peur, peur de mourir, peur d’être blessé, peur à cause de ces bruits incessants de tir d’obus. Au début je sursautais à chaque coup de canon. Je mettais mes mains sur mes oreilles, me recroquevillant dans un coin comme un enfant. Et petit à petit, l’homme s’habitue à tout, même à ça. J’en ai froid dans le dos, un froid encore plus terrible que celui dans lequel je vis chaque jour depuis mon engagement.
Cette guerre finira-t-elle un jour ? Je crains de terminer comme beaucoup de mes compagnons d’armes entre quatre planches et dans le meilleur des cas. Pour certains il ne reste pas grand-chose à y mettre dans ces cercueils de fortune, enfin de fortune n’est pas vraiment le bon terme. Où est la fortune ? Moi qui me suis engagé justement pour faire fortune et rentrer au pays en homme valeureux, riche d’une belle expérience et couvert de médailles. Aujourd’hui j’espère rentrer tout simplement. L’idée de déserter m’est venue à maintes reprises tellement l’angoisse permanente me tenaille. Je ne le ferai jamais pour Eugénie d’abord, je n’oserai plus me présenter devant son père et sans doute pas devant elle, bien que je croie qu’elle serait capable de s’enfuir avec moi. Pour aller où ? Le bout du monde c’est certain ; rester plus près serait une erreur, son père pourrait engager des hommes pour retrouver sa fille, sa pauvre petite fille qu’un odieux personnage, moi en l’occurrence, aurait abusé. La mort serait certainement bien moins pénible à ce qui pourrait m’arriver si...
Dans mon trou depuis ce matin je n’ai que des idées noires, j’ai envie de pleurer mais mes yeux sont secs, j’ai envie de crier mais aucun son de mon corps n’arrive à sortir, alors en désespoir de cause je me fais de plus en plus petit. Si j’avais été plus studieux durant les cours de catéchisme j’aurais peut-être pu prier mais rien ne vient. La seule prière que je répète deux bientôt deux ans et une incantation à une puissance supérieure susceptible de me faire passer entre les balles et les obus afin de revoir ma douce Eugénie. C’est la raison pour laquelle depuis deux jours je suis cloué au fond de mon trou espérant conjurer le sort.
Parfois je pense à Gustave dont je n’ai plus de nouvelles depuis une éternité. Durant près d'un an nous étions dans la même unité, lui à cheval, moi à pied. Toutefois lors des campements il nous arrivait de nous croiser ou d’avoir des nouvelles grâce à l’un de nos camarades. Lors de la dernière offensive sur la Marne, nos garnisons n’étaient plus communes. Gustave faisait partie du 2ème corps de cavalerie, qui a été rappelé en février 1814 au côté de la 6e division de cavalerie commandée par le général de brigade Antoine Maurin pour combattre sur la Marne. J’ai appris que depuis qu’il avait dû faire de grandes choses parce qu’il avait été nommé général de division. Cependant je n’ai pas eu de nouvelle de Gustave. Et malgré de belles victoires à Vauchamps, Montereau, Craonne, Reims, il y a eu quelques dures défaites à Laon, d'Arcis-sur-Aube ou encore Fère-Champenoise en mars 1814 où de très nombreux morts ont été recensés et d'autres ont été faits prisonniers. J’espère que mon ami est parmi ceux-là plutôt que parmi les morts. Après cette date notre régiment n’a plus eu de nouvelle. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir suivi les conseils de Gustave lorsqu’il s’était proposé alors que je n'avais que douze ans de m’apprendre à monter à cheval. C'était au-dessus de mes forces j'avais trop peur des chevaux à l'époque. Pourtant si j'avais été plus courageux j’aurais fait partie du même régiment que mon ami et j’aurais sans doute pu tenir la promesse que j’avais faite à Eugénie. Veuillez sur son frère, son inconscient de frère, toujours prêt à en découdre avec celui qui le cherchait. Dieu que j’avais peur, cette nouvelle peur me tenaillait si fort que je craignais le pire. Et si le pire était avéré comment pourrais-je m’expliquer, oserais-je seulement apparaître devant ma bien-aimée.
Ce jour tout m’effraie et plus le temps avance plus je suis terrifié. Une fois encore j’aurais aimé prier celui qui, s’il existait, me viendrait en aide, protégerait mon ami, me donnerait la volonté de me lever et ferait en sorte que notre chef, le grand Napoléon nous sauve enfin de cette boue, de ce noir, de cette peur et nous permette de gagner cette guerre dont nous ne voyions pas la fin. Après son retour de l'île d'Elbe, tous les soldats étaient heureux de le voir reprendre en mains ses troupes, même si en mai 1814 à l’arrivée du nouveau souverain, Louis XVIII, la population était plutôt contente car lassée toutes les guerres de napoléoniennes. L’enthousiasme n’a pas duré longtemps surtout pour nous le petit peuple. La restauration, d’après les lettres que je recevais de mon père, ne satisfaisait pas tout le monde. Les plus riches comme le clergé, les nobles, les hauts fonctionnaires, les plus prestigieuses professions libérales et riches commerçants semblaient s’en satisfaire mais le reste du peuple n’aimait guère Louis XVIII, même le comte ne le portait pas dans son cœur paraît-il et pourtant il aurait pu.
Tous les soldats de l’Empire n’avaient cessé de regretter notre chef. Beaucoup d’entre eux avaient dû quitter l’armée. A la suite d’ordonnance l’armée avait été réorganisée et réduite de moitié. Avec Gustave nous avions eu peur de devoir rentrer au pays, par chance nos régiments avaient été conservés ou regroupés avec d'autres. Beaucoup de nos officiers avaient été mis de côté avec une demi-solde. Nous nous étions demandé, Gustave et moi, s’ils avaient eu la chance de rentrer chez eux ou s’ils avaient regagné leur garnison dans l’attente de quelques événements à venir. Pour toutes ces raisons nous étions tous heureux du retour de notre chef suprême. Toutefois cela fait plus de quatre-vingts jours que nous avançons d’un pas et reculons de deux. Le temps est long, dur et éprouvant. Ma douce Eugénie heureusement que j’ai toutes tes lettres que je relis sans cesse pour soutenir mon moral qui est au plus bas.