ROMAN 8 en préparation Mouzaïa les mines
Mouzaïa-les-Mines ou.. le Paradis perdu !!
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SOMMAIRE
ARBRE GENEALOGIQUE RESTREINT
1ère partie
2ème partie
Alphonsine et Adrienne
Le Lavoir De Valence D'Agen
Le petit frère Alphonse
3ème partie
La cour de la ferme au printemps
Adrienne et Alphonsine
Maison des RAYMOND
4ème partie
Georgette, Auguste, Laurette, Georges et Christiane
Le tennis au milieu de la cour
Georgette
FIAT 1920
Adrienne dans sa 100° année
EPJLOGUE
Mouzaïa-les-Mines ou.. le Paradis perdu !!
PRÉFACE
Cette histoire est absolument authentique. Les personnages qui y sont mentionnés ont tous existé et les faits évoqués sont réels. C'est l’histoire d'une famille française du siècle dernier dont les membres ont été, par les hasards de la vie, transplantés en Algérie.
Tous les personnages, hauts en couleur, ont vécu des aventures souvent rocambolesques qui ont été racontées, maintes et maintes fois, à notre tante Georgette par sa mère et sa grand-mère, le soir au coin du feu, alors que la radio et encore moins la télé n'étaient là pour meubler les longues soirées d'hiver...
Notre tante Georgette a tenté pour les générations à venir de nous compter l’histoire de nos ancêtres avec simplicité, tendresse au travers des nombreuses anecdotes si chères à son cœur d'enfant puis d'adolescente, enfin de femme comblée... Et maintenant souvenirs déjà lointains d'une dame de quatre-vingt-cinq ans, restée seule de sa génération... ».
Elle-même est partie, sans faire de bruit, au cours de l'année 1994, à l'âge respectable de quatre-vingt-treize ans.
Cette histoire est dédiée aux descendants de cette famille qui sont, depuis, revenus en France après l'indépendance de l'Algérie, ainsi qu'à leurs enfants, petits-enfants voire arrière-petits-enfants qui ne connaissent cette formidable aventure que par les récits que nous leur faisons à notre tour. Sans cette échange, le passé disparaîtra à jamais et contrairement à d’autres familles, dont les racines perdurent sur plusieurs siècles grâce parfois à une simple localisation géographique relativement réduite. Dans le cas de notre famille, chaque individu a vu ses repères exploser tant au niveau de ses membres que des lieux où ceux-ci vont migrer.
ARBRE GENEALOGIQUE RESTREINT
(voir document joint)
1ère partie
Georgette RAYMOND-ADRIEN raconte :
Ma grand-mère maternelle Victorine naquit vers 1822 à Ingrandes, village si petit qu'il ne figurait sur aucune carte à l’époque, il se situait près d'Ancenis, chef-lieu de Loire-Atlantique, dans la magnifique Vendée. Dès l’antiquité on parle de la « Pierre d’Ingrandes » que les gaulois utiliseront pour marquer leur territoire. Puis au fil du temps Ingrandes deviendra la frontière de certaines provinces où seront scellés des traités. Au Moyen-âge sa proximité de la Loire permettra aux marchés d’Ingrandes de bénéficier d’un certain renom, ils seront particulièrement appréciés à des lieux à la ronde. Toutefois, ce n’est qu’au XIème siècle qu’une petite cité émergera, une église puis un château permettra à cette charmante commune de se distinguer. Longtemps la cité reste prospère puis vers 1400 la guerre de cent ans va détruire de nombreuses communes autour de Saumur et d’Angers. Ingrandes n’y échappera pas. Le château sera incendié par les anglais. Reconstruit il reprendra une place majeure vers la fin du XVème siècle. Sa position entre la Bretagne et l’Anjou où la gabelle n’est pas répartie uniformément entraînera d’énormes trafics sur le sel. C’est donc logiquement que la situation d’Ingrande sans S sera choisi pour y voir s’implanter le tribunal de la gabelle. Enfin sa proximité avec les zones portuaires et le développement des échanges dès la fin du XVIème siècle avec les colonies américaines va permettre à la commune de voir le chiffre de sa population, de ses commerces, de ses auberges augmenter d’année en année. À la fin du XVIIIème siècle Ingrande est considérée comme une grandes villes de la région. Les idées qui y prônent sont plutôt républicaines contrairement aux territoires ruraux qui l’entourent qui sont totalement dévoués à la cause vendéenne.
L’après révolution et le développement de nouvelles technologies, notamment l’arrivée du chemin de fer, la ville d’Ingrande ne sera plus une grande plaque tournante du transport maritime. Sa place privilégiée entre l’Anjou et la Bretagne disparaît également avec la suppression de la frontière entre ces deux régions. Ingrande dès la fin du XVIIIème fera partie d’un nouveau département créé à l’occasion, le Maine-et-Loire. Et si sa population a explosé au cours des siècles précédents elle restera relativement stable au cours du siècle à venir. Lors que naîtra Victorine.
Ses parents, Monsieur et Madame HORMEAU, marchands drapiers, ayant une situation aisée, donnèrent à leurs enfants une bonne éducation.
Victorine qui avait deux frères eut une enfance heureuse. Éduquée dans une école religieuse, elle brodait à la perfection et jouait du clavecin alors que ses frères s'exerçaient au violon. Elle avait une belle écriture fine, penchée et distinguée et écrivait sans faute, ce qui était rare à cette époque d’autant plus pour une femme...
C'était une jeune fille très jolie, je me souviens d'avoir vu sa photo en daguerréotype (malheureusement perdue avec beaucoup d'autres biens lors de l’indépendance de l’Algérie).
Ma mère Adrienne lui ressemblait beaucoup et Micheline ma nièce est tout son portrait, à la quatrième génération.
Alphonsine me racontait plein d'histoires qu'elle avait vécues dont la guerre des Chouans, les révolutionnaires de l'époque.
Ils arrivaient par surprise, armés et masqués, disant aux commerçants : « laissez-nous prendre ce que nous voulons et nous ne vous ferons pas de mal ». Victorine et ses frères, complètement affolés, se cachaient sous les comptoirs de leurs parents, derrière les pièces de tissu et restaient immobiles et silencieux jusqu'à ce que les insurgés soient repartis.
Après cette période chaude, le calme revint enfin. Les enfants avaient grandi, Victorine eut dix-huit ans. Avec des amies de son quartier, elles se réunissaient, tantôt chez l'une tantôt chez l'autre, pour broder, tricoter et même jouer aux cartes ou faire des réussites, tout cela éclairé aux chandelles de résine.
Parfois, quelques jeunes gens, toujours en présence de parents pour préserver les bonnes mœurs, se joignaient au groupe.
C'est ainsi que Victorine fit la connaissance d'un jeune professeur du collège qui était beau comme un dieu... Quand il venait aux soirées, et qu'on l'invitait à s'asseoir, il répondait : « Ne vous dérangez pas, ne vous occupez pas de moi », puis il tournait lentement autour de la table jusqu'à ce qu'il soit près de Victorine. Il s'arrangeait pour se faire une petite place auprès d'elle et discrètement lui offrait un petit bouquet de violettes qu'il lui passait sous la table. Un soir qu'il se trouvait seul face à elle, il lui dit : « J'ai défendu à mon cœur d'aimer celle que j'aime ! car j'ai promis à mon directeur, sur son lit de mort, d'épouser l'une de ses filles que je n'aime pas ». Victorine, infiniment triste mais très digne répondit : « Faites votre devoir et disons-nous adieu I » Le petit bouquet de violettes desséchées resta longtemps comme une chère relique dans un coffret à souvenirs.
Les jours passant, la vie s'écoula tranquillement, le temps effaçant les souvenirs déjà lointains. Quelques années plus tard, un jeune entrepreneur-plâtrier, Alphonse SOULADIé, arriva dans le pays pour les finitions d'une église en construction. Il était très bien de sa personne et très galant avec les dames. Il fit la connaissance de Victorine, fut charmé par sa beauté et la demanda en mariage.
Malgré l'hostilité des parents de Victorine pour cet « étranger » à l'accent bizarre, celui du midi, et au caractère taquin, la date fut fixée et la cérémonie eut lieu. Victorine était très élégante dans une robe de soie couleur « puce » avec un véritable châle des Indes sur les épaules, une coiffe bretonne sur ses cheveux bruns et un bouquet de fleurs d'oranger à la main. Lui-même était tout à fait charmant.
Tant que les travaux de construction de l'église durèrent, le jeune ménage habitèrent à proximité et vivait heureux. Seul point noir, le courant ne passait pas très bien entre le gendre et la belle-mère. Celle-ci avait un beau jardin bien arboré et cultivait plusieurs légumes. Un jour, passant devant le magasin de tissus de ses beaux-parents, Alphonse dit ostensiblement à l'un de ses ouvriers qui portait un carton sur ses épaules : « attention, n'écrase pas les fraises ! », alors qu'il n'y avait que des truelles et des outils dans le fameux carton. Mais il avait réussi à rendre sa belle-mère furieuse car elle pensa qu'il était allé ramasser des fraises dans son verger à son insu, ce qui n'arrangea pas les relations déjà plutôt tendues...
Pour parfaire le bonheur du jeune couple, une adorable fillette Alphonsine vint au monde avant terme, à sept mois, blonde, délicate, mignonne. Elle était si menue que la sage-femme conseilla à la maman de lui faire quelque chose qui lui serve plus tard de comparaison. C'est ainsi qu’elle confectionna à sa fille, sur son lit d’accouchée, un petit bracelet qui allait juste au pouce de la maman, c'est dire si le poignet de la petite Alphonsine était fluet. Le couple comme le reste de la famille se firent beaucoup de souci pour cet enfant si fragile. Elle était au centre de toutes les attentions. Bien nourrie aux seins de sa maman, le bébé reprit des forces et des couleurs et rattrapa très vite une taille et poids normals.
Les travaux de l'église étant terminés, le jeune entrepreneur décoda de regagner son pays gascon où d'autres travaux attendaient le plâtrier. Accompagnées par sa femme Victorine et leur fille Alphonsine, ils s’installèrent chez les beaux-parents Souladié, à Lamagistère, petit village de quelques centaines d'habitants, tout en longueur, sur les bords de la Garonne, l'un des plus « beaux fleuves de France », calme ou capricieux selon le temps, débordant parfois de son lit et inondant le petit village et sa région par temps de crue.
La pauvre Victorine, angevine transplantée dans ce milieu gascon où l'on parlait patois, avait du mal à s'adapter, tout était si différent : le climat, la cuisine à la graisse d'oie ou de porc et la promiscuité des beaux-parents n'étaient pas faits pour faciliter la vie du couple. Le beau-père plus compréhensif que sa belle-mère comprit que le jeune couple voulait habiter seul et leur vœu fut enfin exaucé.
Petit à petit Victorine tenta de s’adapter à sa nouvelle vie et la naissance d'Adrienne, sœur cadette d'Alphonsine vint apporter un nouveau rayon de soleil dans le foyer. Le beau bébé, joufflu et potelé, naquit un mardi et beau-papa courut au marché de Valence d'Agen pour acheter une volaille et confectionner un bon bouillon afin de revigorer la jeune maman enfin heureuse. Le couple était uni, la famille heureuse ne tarda pas deux ans plus tard à s’agrandir à nouveau. Un petit garçon naquit à son tour, Alphonse Junior, apportant le comble du bonheur aux jeunes parents.
Alphonse Souladié était « compagnon », cette confrérie des métiers dans laquelle étaient admis les meilleurs ouvriers dans leur spécialité. Ils intégraient ce milieu d'élite et accédaient au titre de « compagnon » après avoir fait leurs preuves ou réalisé un chef- d’œuvre. Alphonse en tant que plâtrier réalisait les fines moulures des églises, des monuments ou des châteaux, c'était un véritable artiste. La confrérie des compagnons organisait souvent des fêtes avec des bals où l'assistance était choisie avec minutie. À cette époque, les hommes portaient des costumes de velours noir, culottes collantes, bas blancs et chaussures à boucles d'argent, les vestes étaient ajustées sur un jabot de dentelle. L’élégance était de rigueur. Quant aux femmes elles rivalisaient de beauté. Leur robes colorées et brodées étaient leur centre de toutes les attentions. Victorine, très élégante, formait avec son mari un très joli couple et ils étaient invités à toutes les occasions.
Hélas, lors d'une soirée où Victorine ne put se rendre disponible pour quelques indispositions, Alphonse y alla seul. Ce soir-là, il fit la connaissance d'une autre femme, bien moins jolie que son épouse mais combien plus intrigante ! Et ce qui devait arriver, arriva. Alphonse se laissa entraîner.
Un beau jour, ou plutôt une bien triste journée pour Victorine, sans prévenir, il s’enfuit, laissant tout derrière lui, sa femme, et son travail. Il partit avec sa nouvelle conquête, emmenant ses deux filles, Alphonsine (six ans) et Adrienne (quatre ans), et abandonnant à sa femme le petit Alphonse Junior qui avait à peine deux ans.
La pauvre Victorine se retrouva seule, sans ressource, trop fière pour retourner chez ses parents avec lesquels elle était restée en froid, après son mariage avec Alphonse. Elle se mit donc en quête d'un emploi et comme elle était distinguée, toujours très soignée de sa personne, avec son petit bonnet blanc, et son accent de Tours ou Nantes, un très joli accent, l'un des « plus beaux de France », elle ne resta pas longtemps en sans emploi...
Le hasard la fit rencontrer, à Valence d'Agen, le Procureur de la République et sa femme qui cherchaient une gouvernante pour leurs deux enfants, une fillette de douze ans et un garçonnet de dix ans.
Son travail consistait à leur faire la toilette le matin, les habiller, les conduire chez une institutrice privée qui habitait dans l'immeuble, puis les faire goutter, les emmener se promener et surveiller leurs devoirs ou leur faire réciter les leçons. Elle devint leur personne de confiance, elle était logée, nourrie et avait un bon salaire. Mais elle était seule et souvent mélancolique car elle avait confié son petit Alphonse à ses beaux-parents qui étaient toujours à La Magistère. À l’époque les distances mêmes réduites étaient importantes si vous ne possédiez de calèche ou de cheval.
L'épouse du Procureur était une jeune femme très gentille avec Victorine, elle avait prêté une oreille compatissante à toute ses malheurs. Elle en fut si émue qu’elle en parla à son époux qui promit à Victorine de faire des démarches pour retrouver son mari mais surtout ses deux petites files.
2ème Partie
Le procureur était bien placé pour faire des recherches par la police, la gendarmerie et les autorités portuaires. Et il tint sa promesse. C'est ainsi que quelque temps après, il apprit qu'un certain Souladié s'était embarqué avec une femme et deux fillettes pour l'Afrique du Nord et plus précisément pour l'Algérie. Il sut ensuite que les deux sœurs étaient pensionnaires au Convent du Bon Pasteur, à Constantine.
Monsieur Souladié avait mis Alphonsine et Adrienne en pension dans un convent avec toutes sortes de recommandations, payant afin que ses filles ne manquent de rien et soient traitées avec beaucoup d’égards contrairement à d’autres enfants de milieux modestes placés là par des parents démunis.
Parmi les bons traitements de ses filles, le matin au petit-déjeuner, elles avaient droit à un chocolat chaud, un pain grillé accompagné de beurre et de confiture et à midi ce qu'il y avait de meilleur... II avait payé royalement six mois d'avance et tout se passa merveilleusement bien pour les deux fillettes auxquelles ses ouvriers apportaient sur son ordre, des fleurs, des gâteaux, et bien d’autres gâteries... Mais un jour, on ne revit plus Monsieur Souladié au couvent ; les religieuses ne purent se résigner à mettre les deux petites sœurs à la rue. Cependant après les six premiers mois de rêve, elles furent mises au régime de l'orphelinat... La soupe du matin remplaça les délicieux déjeuner d'autrefois !.. Cependant ni Adrienne, ni Alphonsine ne se plaignirent. Elles grandirent et restèrent très studieuses. Les sœurs enseignèrent à Alphonsine l’art de la couture, faire des ourlets, des boutonnières, à petits points bien réguliers, les sœurs étaient très méticuleuses pour les travaux de couture.
Quant à sa petite sœur Adrienne, elle était encore trop jeune pour travailler, aussi une religieuse l’amenait avec elle pour faire le marché et les commissions en ville. Elles utilisaient pour cela un phaéton (char-à-banc à quatre roues) suranné tiré par un vieux cheval.
L'ensemble était conduit par un gentil garçon de l'Assistance publique, sans doute élevé par les missionnaires. C'était un noir qui s'appelait François et qui avait un sourire irrésistible.
II était très dévoué et tous les jours il attelait le cheval et conduisait la sœur au marché de Constantine. La petite Adrienne était assise entre eux deux ; avec sa bouille ronde et rieuse, elle faisait l'unanimité auprès des commençants, tout le monde l'aimait et la gâtait par des friandises ou des petits gâteaux.
Même François, avec ses quatre sous, lui achetait des bonbons ou des réglisses, ce qui faisait dire à Adrienne : « Il est gentil François bien que ce soit un affreux noir !.. »
Les mois et les années passèrent, les deux sœurs grandissaient, et le temps paraissait bien long à la pauvre Victorine qui était toujours à Valence d'Agen et avait toute la considération de Monsieur le Procureur et de son épouse. Déjà six années qu'elle était chez eux et qu'elle faisait des économies en prévision des retrouvailles qu'elle espérait, de tout son cœur, avec ses deux filles qui lui manquaient énormément.
La vie n'étant pas toujours ingrate, un beau jour, Monsieur le Procureur appela Victorine dans son bureau et lui dit : « Voilà, chère amie, j'ai réussi à obtenir pour vous un voyage gratuit de Valence d'Agen à Constantine, train et bateau, aller-retour, ainsi que deux places pour le retour pour vos deux filles. Vous pourrez partir dès que vous le souhaitez. Victorine ne pris pas le temps de réfléchir, elle s’embarquât très peu de temps après. Le voyage lui parut une éternité. Elle se rendit en train jusqu’à Marseille et ce premier trajet dura plusieurs jours. Delà elle embarqua dans un énorme navire en direction de Constantine. Tout était nouveau pour Victorine, sans un peu effrayant aussi, cependant elle était courageuse si désireuse de revoir ses filles qu’elle était prête à tout supporter pour cela.
Dès son arrivée en Algérie, elle se mit en quête de l’orphelinat où étaient censé se trouver ses deux filles. Bien que l’Algérie soit une colonie française, elle fut totalement dépaysée, tant pas la population que par les paysages. Tout était si différent de ce qu’elle avait connu jusqu’à présent. La population locale, arabe, était vêtue de longues tuniques blanches pour les hommes et noires pour les femmes. Partout couraient des enfants de tous les âges déguenillés, pieds nus. Elle prit à nouveau un train en direction de Constantine où elle trouva enfin l’orphelinat. Elle se trouva enfin face à un parloir qui était séparé en deux par un panneau vitré dans lequel était pratiquée une ouverture, en forme de guichet. Elle avait tant attendu cet instant qu’elle était si frustrée de ce nouvel obstacle qui allait encore la séparer de ses fillettes.
Les sœurs prévenues de son arrivée avaient particulièrement soigné les deux gamines, bien habillées et bien coiffées, elles les amenèrent enfin au parloir et leur demandèrent si elles connaissaient cette dame. Alphonsine s’écria : « C'est Maman! » et sa sœur cadette Adrienne répéta : « c'est maman». La pauvre Victorine, le visage inondé de larmes, essayait de passer la tête par le guichet pour les embrasser. Alphonsine était si grande. Adrienne, derrière sa sœur, tendait les bras et répétait : « maman, maman! ».
Les sœurs furent bien obligées de constater qu’il s’agissait bien de leur mère. On ouvrit enfin la porte de séparation, les petites se jetèrent dans les bras de leur maman. Victorine pleurait à la fois de joie et d'émotion, les religieuses pleuraient de compassion, les gamines pleuraient sans savoir pourquoi...
Toute la congrégation fut très émue par le récit du périple de Victorine, elle raconta toute son aventure et expliqua en détail sa situation. Les sœurs compatissantes proposèrent un goûter à la mère pour la remettre de sa fatigue et de ses émotions. Pour lui éviter des frais supplémentaires jusqu'au départ du bateau, les sœurs lui proposèrent de garder les enfants. Mais Victorine venant de retrouver ses filles se refusait de les quitter. Les religieuses, compréhensives, firent deux paquets avec le linge des petites et chacune tenant leur maman par un bras, leur petit baluchon dans l'autre main, se serrant les unes contre les autres, elles prirent la direction de la sortie. Une petite amie des fillettes, les regardant partir avec un regard d'envie, lâche tristement « Peut-être que moi aussi, ma maman viendra un jour pour me chercher... ».
Le soir, à l'hôtel, après avoir dîné, toutes les trois se couchèrent dans le grand lit, Victorine tenant chacune de ses filles sous un bras, comme une mère poule avec ses poussins...
Le surlendemain, tout le monde se retrouva sur le bateau du retour. C'était la fin de la guerre de 1870, le ravitaillement était difficile, on manquait de sucre, de café, de beaucoup de denrées importées mais à bord du paquebot il ne manquait de rien. Tout le monde avait beaucoup de respect pour cette maman digne avec ses deux enfants.
ALPHONSINE ET ADRIENNE
Malheureusement, la mer était démontée, Alphonsine et sa maman souffrant du mal de mer, ne purent quitter leur cabine. Par contre, Adrienne qui avait neuf ou dix ans n'était pas du tout incommodée par la houle et elle trouvait le temps assez long d'être enfermée. Aussi, se hasarda-t-elle dans les couloirs puis un peu plus loin et découvrit les cuisines où il y avait de l'animation et de la distraction...
Elle fit la connaissance de Ferdinand, le cuisinier, qui craqua pour cette belle petite fille si sympathique et lui offrit des morceaux de sucre et des petits fours. Elle lui fit deux grosses bises bien sonores sur les joues et courut apporter ces friandises à sa mère et à sa sœur. La traversée dura six jours, en passant par les Baléares, et par Rosas, en Espagne, tant la mer était déchaînée. Comme Adrienne continuait ses allées-venues entre sa cabine et les cuisines, à l'arrivée à Port-Vendres, la petite famille avait au moins un kilo de sucre en réserve, une véritable aubaine par ces temps de restriction.
Avant de se séparer, Ferdinand dit à Madame Souladié : « Si vous voulez bien, je mets votre petite Adrienne en pension, je paierai tous les frais et quand elle aura seize ans, je l'épouserai ». Mais Victorine qui après tant de peine et d'attente venait tout juste de sortir ses filles du convent, le remercia gentiment mais fermement : « j'ai récupéré mes filles et je les garde !... »
Tout ce petit monde arriva enfin à Valence d'Agen. Dans le village au courant des déboires de Victorine et de son voyage jusqu’en Algérie, nombreux s'étonnèrent que ces petites « africaines » ne soient pas noires !... Alphonsine était blonde aux yeux bleus et Adrienne châtain aux yeux clairs.
Il fallut trouver un petit appartement. Aidée par le Procureur et son épouse, Victorine trouva une petite maison avec un joli jardinet. Les deux fillettes ne quittèrent plus leur mère, même au moment de se coucher, elles voulurent dormir en son compagnie. Les petites ne voulaient plus se séparer de leur mère. Pour se permettre ses nouveaux frais, elle devait trouver du travail. Victorine très adroite, fit de la couture au salaire de dix sous par jour, nourrie chez une couturière.
Elle put ainsi mettre ses deux filles encore à l'école pendant trois ou quatre ans où elles mangeaient à la cantine. La pauvre Victorine qui s'était tant fatiguée pour aller chercher ses filles à Constantine, et qui s'était fait tant de soucis, arrivait au moment critique de toute les femmes de son âge : la ménopause. Elle eut à cette époque de sérieux troubles de santé, des hémorragies l’épuisèrent. Elle dut cesser de travailler pour rester souvent couchée. Lorsque Alphonsine et Adrienne rentraient de l'école, elles faisaient le ménage et la cuisine. Elles embrassaient leur mère en pleurant en lui disant : « Maman, vous n'allez pas mourir maintenant que nous vous avons retrouvée ». A cette époque, dans les familles de bonne éducation, on vouvoyait ses parents, c’était une forme de respect.
Heureusement que Victorine avait fait des économies lorsqu'elle travaillait chez le Procureur et avait amassé une petite fortune : six cents francs de l’époque peut-être l'équivalent de cent vingt mille francs en 1980. Cela leur permit de faire venir le docteur qui la soigna bien, la remit sur pieds et elle fut bientôt en bonne santé. Alphonsine qui avait à présent treize ans passés voulut absolument aider sa mère et lui dit un jour : « Voyez, Maman, je désirerais être couturière comme vous, mais couturière de luxe. Si je pouvais aller en apprentissage pendant deux ans chez une grande couturière d'Agen, je pourrais ensuite m'installer à mon compte à Valence d'Agen ».
Son vœu fut exaucé et Alphonsine fut placée chez une couturière de renom qui faisait surtout des robes de soirée et de mariée pour une clientèle aisée, c'était la « Haute couture » de l'époque.
Quand son stage de deux ans fut terminé, Alphonsine qui avait alors à peine plus de quinze ans, revint à Valence d'Agen où elle s'installa. Elle avait de par son caractère une volonté de fer mais avait acquis une certaine assurance et une grande dextérité ainsi qu'un goût exquis...
Elle eut la chance de débuter sa carrière de couturière par une robe de mariée dont elle fit une merveille. La jeune mariée ravie faisait partie de l’une des grandes familles de Valence d’Agen et du jour au lendemain, dans les salons de ces dames on ne parla que de ses talents de couturière. Sa renommée grandit sans cesse ; toutes ces dames des châteaux environnants ou des grandes familles de Valence d'Agen, voulurent être habillées par « Alphonsine », elle était lancée...
Et cette gamine d'à peine quinze ans eut cette réflexion admirable : « A présent que je travaille, je gagne assez d'argent pour nous faire vivre toutes les trois, Maman, vous avez assez travaillé, maintenant vous allez vous reposer.»
Ses cachets n'étaient plus comme ceux de sa mère de dix sous par jour, Alphonsine ne faisait pas une robe ou un manteau à moins de quinze francs, juste pour la façon, mais les clientes n'avaient rien à redire à son travail,tant il était bien fait. En plus d’être très habile de ses mains, elle avait une tête bien faite, ce qui lui permis de s’organiser une petite vie bien douillette, bien tranquille auprès de sa maman et de sa sœur. Sa vie était parfaite en apparence car souvent Alphonsine, sans jamais se plaindre, veillait jusqu'à minuit ou une heure du matin pour terminer une robe qu'elle avait promise ou livrer un manteau pour le lendemain.
La vie était dense mais juste désormais. Et Alphonsine en grandissant devenait chaque jour de plus en plus jolie et d'une extrême élégance tout en restant simple. Elle était blonde avec un joli profil de médaille et ses cheveux étaient coiffés en anglaises.
Contrairement à elle, la petite Adrienne n'était encore qu'un enfant, un vrai garçon manqué !
Un jour, elle trouva une pièce de cinquante centimes qu'elle s'empressa de rapporter à sa mère. Celle-ci lui dit : « Je vais t'acheter deux petites oies à condition que tu t'en occupes toute seule ».
Ce qui fut fait à la foire du mardi suivant à Valence d'Agen.
Tous les jours, après l'école, Adrienne emmenait ses oies, promener le long du canal du Midi, bordé d'arbres et de champs, puis au retour, elle s'arrêtait à la fontaine du lavoir pour les faire boire et se baigner. Ce lavoir existe toujours, il est classé monument historique et se trouve tout près de ma maison.
Là, elle retrouvait une petite amie qui avait elle aussi deux petites oies. Le bassin-lavoir n'était profond que de cinquante centimètres; il était séparé en deux par une petite murette ; d'un côté, on lavait le linge et on le battait, de l'autre, on le rinçait. Ces deux petits bassins faisaient le bonheur des petites oies qui s'ébrouaient et se baignaient, chaque couple dans un bassin. Mais quelques fois elle se battaient et les deux amies, armées d'une badine pour les séparer, se bousculaient un peu. C'est ainsi qu'un jour Adrienne glissa sur la murette de séparation et fit un plongeon dans l'un des bassins.
LE LAVOIR DE VALENCE D’AGEN
Aussitôt ressortie, son amie affolée lui dit : « Viens vite de sécher chez moi car ta maman va te gronder et nous ne pourrons plus sortir nos oies ensemble ».
Après s’être séchée et recoiffée, Adrienne rentra chez elle avec ses petites oies bien gavées d'herbe et de graines, ce n’est que bien plus tard, des années après qu’Adrienne raconta ses déboires bain accidentel. Quelques mois plus tard, Victorine dit à la petite Adrienne d'aller chez sa grand-mère Souladié, à La Magistère, pour chercher un peu de moût de raisin, c'était la saison des vendanges, afin de faire du « raisiné » (sorte de confiture faite avec tous les fruits cuits dans le jus de raisin qui remplaçait le sucre).
Un jeudi donc Adrienne partit jusqu'à La Magistère où sa grand-mère la fit goûter et lui remplit la cruche qu'elle avait apportée avec le bon jus de raisin. Comme elle repartait à pied, sa grand-mère lui recommanda de bien se tenir sur le côté droit de la route et de marcher lentement car il faisait chaud à cette époque. Il y avait presque cinq kilomètres entre La Magistère et Valence d'Agen, la cruche était lourde et Adrienne s'arrêtait de temps en temps sur le bas côté de la route pour se reposer et se rafraîchir, elle buvait quelques gorgées de moût puis reprenait son chemin. Tant et si bien que lorsqu'elle arriva à la maison, il n'y avait plus que la moitié du jus dans la cruche ! Adrienne était une petite fille espiègle et gentille.
A cette époque, la boutique d’Alphonsine prospérait, les clientes affluaient de toutes parts. Adrienne commença à aider sa sœur.
Elles décidèrent de changer d’appartement ; Alphonsine devait trouver un cadre plus élégant pour recevoir une clientèle de plus en plus nombreuse et de plus en plus chic. Elles trouvèrent un atelier très central qui occupait un coin de rues, avec salon d'essayage ainsi qu'un appartement attenant. Elles travaillaient dur toute la semaine et souvent le soir tard mais le dimanche était attendu avec impatience, elles faisaient la grasse matinée et allaient se promener en bord de Garonne.
Leur mère, Victorine qui était toujours matinale, allait à la première messe puis au retour, rapportait un gros gâteau, préparait une table appétissante avec le café chaude, le lait, du beurre, des toasts et enfin le gâteau. Alors, elle appelait ses filles et toutes les trois elles se régalaient. elles étaient heureuses, elles avaient bien mérité ce bonheur. Elles avaient à présent des économies et elles eurent l'occasion d'acheter une petite maison avec un jardin de neuf cents mètres environ, près du canal du Midi, une propriété toute clôturée qui se trouvait en bas de la ville. La maison était confortable, bien décorée, joliment meublée et bien chauffée en hiver.
Dans le jardin, il y avait une vieille baraque en planches, quelques arbres fruitiers, un puits et un énorme peuplier. Elles le firent scier en planches et firent démolir la baraque. Avec les nouvelles planches et celles de la baraque, elles firent construire un bel abri de jardin où elles installèrent un banc ainsi qu'un coin réservé aux outils ; on pouvait s'y reposer ou s'y abriter quand il pleuvait. Puis elles se mirent à cultiver le jardin, d'abord des fleurs car Adrienne adorait les fleurs et avait « une main très verte », des roses, du lilas, des violettes de Parme, puis quelques légumes... Toutes les ouvrières de l'atelier de couture voulaient participer et aider ; l'une bêchait, l'autre arrosait, une autre apportait des boutures qu'elle repiquait, ... Elles avaient même pensé à mettre sous l'escalier de la maison un seau et une pelle pour récupérer le crottin des chevaux qui passaient devant chez elles afin de fumer le jardin...
Alphonsine qui commençait à avoir du succès auprès des jeunes gens, était consciente de ses responsabilités et pensait plus à son travail qu'aux amourettes. Cependant, Pierrot, un jeune voisin, coiffeur de son état, qui était un camarade d'enfance, venait souvent bavarder le soir, après son travail. Un jour, pour la fête du village, ils décidèrent de sortir tous !es trois, c'est-à-dire Alphonsine, Adrienne et Pierrot. Celui-ci devait venir les chercher pour aller à la messe puis à l'apéritif-concert. Le lendemain donc, à l’heure prévue, vers dix heures, il se présenta dans son costume neuf avec son béret gascon crânement posé sur le côté mais eut la maladresse de demander à Madame Souladié : « Où sont les filles ? » Alphonsine qui avait tout entendu, arriva sur son trente-et-un, poudrée et maquillée et lui dit d'une façon cinglante : « Les filles » de Madame Souladié ne sortent plus... ». Le pauvre Pierrot reparti abasourdi, se demandant pourquoi il avait reçu ce camouflet. Il réalisa un peu tard que s'il avait demandé poliment : « Où sont ces demoiselles », il aurait été bien mieux reçu. Et c'est ainsi que se termina la première amourette d'Alphonsine.. En souffrit-elle ? Nul ne le sut.
Elle était trop fière pour le laisser paraître et d'une telle volonté qu'on ne pouvait lire ses sentiments sur son gracieux visage…
LE PETIT FRÈRE ALPHONSE
Et le petit frère Alphonse dans tout cela ? Il était toujours chez ses grands-parents Souladié, bateliers sur le canal du Midi. Il avait à présent treize ans et avait bien grandi. II était intelligent et très éveillé, c'était lui qui tenait les comptes des transports qu'effectuaient ses grands-parents et il s'en sortait très bien. Le grand-père transportait sur sa péniche des tonnes de poteries venant souvent d'Espagne, ou du blé ou du maïs et il gagnait très bien sa vie. Alphonse qui manipulait beaucoup d'argent, se laissa tenter de temps en temps en prenant une ou deux pièces de monnaie tant et si bien qu'après quelques mois, il put s'acheter une montre à gousset dont il avait tant envie depuis longtemps... II s'acheta aussi une petite machine à imprimer et s'amusa à confectionner des bons- points. II faisait bien de temps à autre l'école buissonnière mais comme il ramenait souvent des bons-points, les grands-parents ne se doutaient de rien ; ils étaient même en admiration devant ce petit si intelligent... Ce n'est qu'au bout de quelques jours que son maître, ne voyant plus Alphonse Souladié, vint demander aux grands-parents si le petit était malade. « Mais non, répondirent-ils, il rapporte tous les jours des bons-points, d'ailleurs voyez, il sont là ».
c’est ainsi qu’on découvrit la supercherie de la machine à fabriquer les bons-points... Les grands-parents désolés racontèrent toute l'histoire à sa mère et à ses deux sœurs. Alphonsine, avec toute son énergie, prit l'éducation de son frère en main. « Tu vas venir t'installer chez nous, tu seras logé, nourri et habillé mais tu devras travailler! » Elle lui trouva une place de commis chez un marchand de confection et très vite Alphonse gagna l'estime de ses employeurs car à sa bonne volonté s'ajoutait le fait qu'il était mignon, poli et toujours bien habille.
Il était toujours là pour laver les miroirs, refaire les vitrines, repeindre une porte ou poser une étagère et en plus, il n'avait qu'un tout petit salaire.
Tout allait donc pour le mieux dans la petite famille, Alphonsine et Adrienne travaillaient de plus en plus.
Elles n'oubliaient pas cependant leur père qui était installé en Algérie et savaient par un oncle qu'il avait acheté une « grande propriété » ; elles s'étaient laissé dire qu'il était très riche.
Elles ne perdaient pas espoir d'aller le voir un jour et envisageaient régulièrement ce projet bien que l'Afrique paraisse si loin... Pourtant les rêves allaient bon train, les projets aussi et ayant eu l'adresse de leur père, elles lui écrivirent, lui envoyèrent leur photo, bref, les relations se renouèrent et il leur répondit très gentiment. C'est ainsi qu'elles apprirent que leur père avait refait sa vie là-bas et qu'il avait une fille nommée Marie, qui avait deux ou trois ans de moins qu'Adrienne.
On parla de ce voyage pendant quatre ou cinq ans ; c’était devenu une obsession pour les deux sœurs qui avaient projeté d'y aller toutes les deux mais ne parlaient pas d'emmener Alphonse qu'elles jugeaient trop jeune. Celui-ci qui entendait toutes les conversations de ses sœurs et leurs projets de voyage se sentait tenu à l’écart.
Pour prendre sa revanche, il décida de les devancer et de partir seul, sans rien dire à personne, pour être ainsi le premier à aller rejoindre leur père en Algérie.
3ème partie
il mûrit secrètement son projet et un beau jour, sans se douter de l’inquiétude qu'il procurerait à sa mère et à ses sœurs, il partit avec un petit baluchon sur le dos.
De Valence d'Agen à Port-Vendres, ce fut relativement facile, il bénéficia de la mansuétude d'un charretier qui lui permit de faire une bonne partie du trajet. Cependant, une fois sur place, comment prendre le bateau sans argent ? Il tourna longtemps sur les quais avec le ventre creux… Mais comme c'était un gamin éveillé et qui avait pris une certaine assurance, il s'enhardit et monta à bord d'un paquebot en partance pour l'Algérie. Il se présenta poliment auprès d'un officier et lui proposa de travailler gratuitement à bord pendant toute la traversée afin d'aller retrouver son père qui vivait en Algérie !..
On le trouva si sympathique et si dégourdi qu'il fut embarqué pour faire la plonge aux cuisines, laver les ponts et faire d’autres petites corvées à bord. La traversée dura trois jours au bout desquels Alphonse se retrouva à Alger sans un sou en poche... mais avec un moral d'acier, puisque la chance lui avait souri jusqu'à présent, pourquoi le lâcherait-elle maintenant ?..
Pas embarrassé du tout, il se promena face au port, sur les beaux boulevards, avisa l'une des plus belles brasseries et se présenta au directeur du « Café de la Perle ». « Monsieur, je sais tout faire, embauchez-moi et vous verrez, je vous donnerai toute satisfaction ».
Il dut inspirer confiance puisque le directeur embaucha sur le champ ce beau petit blond, bien mis et bien coiffé.
Une fois installé, sommeil rattrapé et forces récupérées, il écrivit à ses grands-parents de La Magistere pour les rassurer. Il leur explique qu’il était venu en Afrique pour retrouver son père, qu'il avait en fait -hi très peu connu. Il leur raconta qu’il travaillait dans le plus grand restaurant d'Alger et qu'il voyait du beau monde, des chanteuses et des danseuses comme il n'en avait jamais vues. Il leur donna son adresse au Café de la Perle et leur dit qu'il faisait des économies en prévision de la dernière étape qui lui restait à faire pour rencontrer ce père tant désiré.
Les grands-parents furent soulagés d'avoir enfin de ses nouvelles mais affolés de croire que leur petit-fils était tombé dans un lieu de perdition. Ils écrivirent aussitôt à leur fils Alphonse Souladié, propriétaire du domaine de Mouzaia-Ies-Mines et lui donnèrent les coordonnées d'Alphonse Junior, au Café de la Perle.
Ils durent réveiller sa fibre paternelle car le père prit dès le lendemain la diligence pour Alger. Pendant tout le chemin, il se demanda s'il reconnaîtrait ce fils qu'il n'avait vu que bébé, il y avait quinze ans de cela !..
Il alla tout droit au Café de la Perle, situé sur la Place du Gouvernement et demanda au directeur s'il avait bien parmi ses employés un jeune gascon à l'accent du Midi, en provenance de Valence d'Agen.
Comme le patron confirmait l'arrivée du jeune homme depuis peu, Monsieur Souladié lui demanda de le lui envoyer pour qu'il lui serve un café.
Le jeune Alphonse arriva trois minutes après : « Bonjour Monsieur, vous avez commandé un café, le voici ». « Dis-moi petit, tu n'es pas d'ici, tu n'as pas l'accent du pays, d'où es-tu ? » - « Je suis de Valence d'Agen Monsieur, je suis venu en Algérie pour retrouver mon père qui est riche mais qui habite loin, à Mouzaïa-lesMines, et je travaille pour gagner un peu d'argent afin d'aller le voir! »
Le cœur de Monsieur Souladié se mit à battre très fort mais il n'en laissa rien paraître, lui donna un bon pourboire et s'en alla à son hôtel. Le lendemain il revint à une heure creuse, le jeune Alphonse vint immédiatement à sa rencontre avec un large sourire: « Bonjour Monsieur, que désirez-vous aujourd'hui? » - « Apporte-moi un café ainsi qu'un autre pour toi ». Le jeune Alphonse lui raconta alors toutes les péripéties de son voyage pour arriver jusqu'à Alger, puis comme Monsieur Souladié l'interrogea adroitement, il se laissa aller à des confidences sur sa mère, sur ses sœurs Alphonsine et Adrienne. Il n'y avait plus de doute, c'était bien son fils qui était là, en face de lui. « Serais-tu heureux de revoir ton père ? »- « Oh oui, c'est que j'ai fait tout ce long voyage spécialement pour ça mais je ne sais comment aller à Mouzaïa-les-Mines, de plus, c'est assez loin, d’après ce qu'on m'a dit. » Monsieur Souladié n'y tenant plus, le prit dans ses bras et dit : « Ton père, c'est moi ! »
Alors spontanément, Alphonse Junior lui dit : « Je pars avec vous ! » Monsieur Souladié, bien qu'heureux d'avoir retrouvé son fils, tint cependant à le mettre au courant. « Tu sais, mon petit, ici j'ai recréé un foyer, j'ai une femme qui s'appelle Carmen et une fille du nom de Marie et elles vivent toutes les deux à Mouzaïa, avec moi. Je vais les avertir de ta présence mais je leur dirai qu'un neveu est arrivé et tu m'appelleras Tonton. Ainsi, une fois qu'elles seront au courant, je reviendrai te chercher dans huit jours ».
Alphonse se plia au bon-vouloir de son père mais le regarda partir en poussant un gros soupir...
à son retour, Monsieur Souladié expliqua à Carmen que son neveu était arrivé à Alger, qu'il travaillait dans un café, qu'il était un peu jeune pour être livré à lui-même et qu'il avait des scrupules à le laisser tout seul là-bas. Sa femme se montra compréhensive et accepta spontanément de le prendre avec eux, à la ferme. Aussi, huit jours plus tard, comme II l'avait promis à Alphonse, Monsieur Souladié revint à Alger pour chercher « son neveu »... ils prirent le train d'Alger à Blida où ils s’arrêtèrent pour dormir, ; le lendemain ils prirent la diligence de Blida à Médéa en passant par la Chiffa, Sidi-Madani et Camp-des-Chênes.
C'était vers 1880 et à cette époque, il n'y avait pas encore de chemin-de-fer ni de route au-delà de Médéa. C'est donc à dos de mulets que le surlendemain ils firent la dernière étape de 12 kms pour rallier Médéa à Mouzaïa par des chemins muletiers ; ils arrivèrent enfin à la propriété de Mouzaïa-les-Mines : un vrai conte de fée pour Alphonse Junior qui écarquillait les yeux pour tout voir.
Cette ferme était un immense caravansérail, construit en 1848 par le Génie militaire : un quadrilatère de cent mètres sur cent mètres, dont la cour intérieure d'un hectare était fermée Ie soir par deux portails aux deux extrémités de la route qui traversait la ferme dans toute sa longueur. Il était compose d'un rez-de-chaussée surmonté d'un premier étage sur presque tout son pourtour et ne comprenait pas moins de cent-cinquante pièces qui servirent à loger, dans un premier temps les militaires après la prise de l'Algérie, puis les ouvriers des mines de cuivre, de fer et d'argent existant sur le domaine.
LA COUR DE LA FERME AU PRINTEMPS
il y avait en plus, des écuries, des étables, une forge, une huilerie avec moulin en pierre à l'ancienne, une boulangerie et même une boucherie. Dans la maison de maître, de style Louisiane, qui avait été construite par le Duc d'Orléans, on avait essayé d'y mélanger un peu de style mauresque, avec les fenêtres en ogive et des soubassements de carreaux en faïence vert et bleu sur fond blanc. A l'intérieur de la maison, un vaste escalier, toujours orné de faïence bleue et blanche, montait aux six chambre qui donnaient toutes sur une pergola couverte, le tout surplombant un jardin de fleurs et d'eucalyptus traversé par une allée sous une tonnelle de verdure.
A l'intérieur de caravansérail, l'ombre était fournie par une soixantaine de platanes immenses irrigués par quatre petites rigoles qui traversaient la cour sur toute sa longueur et répartissaient l'eau équitablement nuit et jour. Ces petits canaux étaient alimentés en eau grâce à un petit barrage construit à trois kilomètres en amont, sur l'oued Mouzaïa. L'eau était amenée par une rigole pavée de pierres puis par un aqueduc de plus de trois cents mètres qui avait nécessité l'utilisation de plus de cinq cent mille briques. Cette eau était alors déversée par une aube sur une roue hydraulique de six mètres de diamètre, construite en bois et qui, par un système de poulies et de courroies faisait elle-même tourner plusieurs machines, pour le concassage des minerais, le rinçage avec bassin de décantation, ainsi qu'une grande cheminée d'une vingtaine de mètres au dessus des fours de cuisson qui dominait le tout.
Un astucieux système d'aiguillage permettait d'envoyer l'eau soit vers la briqueterie, soit vers la propriété pour son irrigation.
Cette eau gratuite et à volonté était une richesse inestimable dans ce pays de soleil et de terres vierges. Toutes les plantes se développaient à merveille : orangers, citronniers, noyers, pruniers, cerisiers et figuiers, bref, toute la flore des pays chauds et des pays froids, à cinq cents mètres d'altitude, exposition plein sud !
Alphonse Junior était ébloui par ce paradis terrestre... mais aussi par Marie, sa demi-sœur, alors âgée de quatorze ans. Ils devinrent très vite bons amis et étaient toujours ensemble pendant les vacances car Marie était en pension chez les sœurs religieuses de Lodi, petit village situé entre Mouzaïa et Médéa, à huit km de la ferme.
Alphonse Junior suivait toujours son « oncle » avec lequel il s'entendait très bien. Cependant, un jour qu'ils étaient à table, à une question que ce dernier lui posait, il répondit spontanément « Oui papa ».
Carmen qui avait tout entendu lui demanda immédiatement: «Pourquoi, papa, c'est ton fils ?» , - Eh bien oui, c'est mon fils, je ne voulais pas te faire de peine, mais tu vois comme il est gentil, qu'est-ce que ça change ?.. qu'il soit mon fils ou mon neveu. »
Carmen, très philosophe, prit la chose du bon côté et la vie reprit son cours tranquille dans cet Éden perdu, au bout du Monde.
ADRIENNE ET ALPHONSINE
Entre temps, Alphonsine et Adrienne qui n'oubliaient pas leur père, lui avaient envoyé leur portrait et il les présenta aussi comme ses nièces... mentir un peu plus ou un peu moins ! ... Mais un jour, Marie qui était en vacances à la ferme, montra à Alphonse Junior la photo des « cousines » de France. Celui-ci, reconnaissant Alphonsine et Adrienne, s'écria « mais ce sont mes sœurs... » Carmen entendant cela faillit s'évanouir et dit à Monsieur Souladié « Tu m'as encore menti, mais combien as-tu d'enfants ? » - « Et bien oui, j’ai trois enfants, deux filles et un fils que tu connais, d'ailleurs, je pense que tu les verras bientôt ! » Et pendant que sa femme pleurait, Marie trépignait de joie d'apprendre que ces deux jolies jeunes filles étaient ses demi-sœurs et qu'elles allaient venir très bientôt.
En effet, réalisant que leur jeune frère Alphonse avait fait ce voyage tout seul, Alphonsine et Adrienne se décidèrent et fixèrent la date de leur départ. Toutes leurs amies en parlèrent avec elles ; « vous allez prendre le bateau, vous n'avez pas peur des requins ?.. » Quelle naïveté ou quelle ignorance , mais rien n'aurait arrêté les deux sœurs maintenant bien décidées à partir.
Elles suivirent le même itinéraire que leur frère ; train, bateau puis nouveau train jusqu'à Blida et diligence jusqu'à Médéa. Il fallut descendre plusieurs fois de la diligence pour la pousser et lui faire passer la rivière car il n'y avait pas encore de ponts... A Médéa, elles durent aller à l'hôtel, unique en ce temps-là et écrivirent à leur père qu'elles étaient là et qu'elles l'attendaient. Dès qu'elle apprit cela, Marie supplia son père de l'accompagner pour aller les chercher. Marie, jolie et délurée, montait à cheval en cavalière émérite et intrépide ; elle fit route avec son père jusqu'à Médéa. Elle sauta au cou d'Alphonsine l'appelant Adrienne et inversement mais tout de suite, elle eut une préférence pour Adrienne, sans savoir pourquoi... Et tout le monde redescendit à Mouzaïa à dos de mulet ou à cheval, pour la première fois de leur vie pour les deux nouvelles arrivées. Alphonsine, la « dure », beaucoup moins à l'aise et craintive que la douce Adrienne qui, adorant les chevaux, apprit très vite l'équitation en amazone.
Carmen adopta immédiatement les deux sœurs, elle leur avoua qu'elle ignorait totalement que leur père avait été marié et qu'il avait des enfant de ce premier manage. « il ne m’avait rien dit, mais il n'aurait pas pu rester seul ici, s'il ne m'avait pas rencontrée, il en aurait trouvé une autre ! Enfin, vous me plaisez bien, je vous doterais et vous verrez, vous ferez un brillant mariage ».
Marie et Adrienne s'entendaient très bien, elles faisaient de longues promenades à cheval, c'était la vie rêvée après tout ce qu'elles avaient connu. Cependant, de son côté, Alphonsine s'ennuyait un peu de sa mère et avait le souci de la boutique et de ses clientes.
Elles passèrent quand même deux bons mois de vacances avant de repartir à Valence d'Agen. Là, elles arrivèrent à point pour la rentrée d'automne, en prévision des soirées mondaines des châteaux de Trubert, de Montbrison, de Saint-Cernin. Toutes ces châtelaines venaient commander des toilettes de soirée et ces dames ne portaient pas deux fois la même robe du soir à deux bals successifs! Ce qui faisait l'affaire de la grande couturière Alphonsine, toute auréolée de son voyage en Afrique, voyage merveilleux, transformée, embellie, idéalise... bref un vrai conte de fées, et d'aventures qui avait vite fait le tour de Valence d'Agen.
Alphonsine gardait cependant la tête froide, ne se laissait pas griser par les espérances paternelles, elle ne comptait que sur elle-même et continuait à travailler sérieusement ; sa clientèle était trop belle pour la négliger, d'autant qu'elle n'avait jamais compté sur la situation du père pour les faire vivre.
Pendant ce temps-là, Alphonse Junior coulait des jours heureux à Mouzaïa, surtout lorsque la jolie Marie, sa demi-sœur donc, était en vacances à la ferme. Sans s'en rendre compte, il était tombé amoureux d'elle, si belle et si espiègle et elle le lui rendait bien...
Heureusement qu'Alphonse père s'en était aperçu et comme il était vigilant et respectueux des principes, il sermonna vertement son fils, lui fit la morale et le pria de retourner, au moins pour le moment, chez sa mère, à Valence d'Agen.
Alphonse Junior, avec le cœur gros, refit donc le voyage en sens inverse et lorsqu'il arriva à Valence, il reçut encore d'Alphonsine une sérieuse réprimande.
Elle l'avertit qu'elle voulait bien l'héberger à condition d'être sérieux, de travailler et d'obéir... Il fallut l'habiller de pied en cape car il avait bien grandi pendant ces six mois passés en Algérie.
On lui trouva vite une place comme vendeur-étalagiste chez un tailleur où il se fit vite apprécier pour toutes ses qualités et, très peu de temps après, ses employeurs l'adorèrent.
La vie familiale réorganisée une fois de plus, reprit son rythme normal avec l'espoir pour tous d'être riches un jour ou l'autre grâce au « papa d'Afrique ».
Alphonse avait à présent dix-huit ans, il était bien de sa personne, grand et blond, très soigné. II accompagnait ses sœurs à la messe, aux courses de chevaux qui rassemblaient tout le gratin de Valence et des environs. A ces réunions justement, Alphonsine avait l'occasion de rencontrer toutes ses clientes qui exhibaient leurs dernières toilettes et faisaient des concours d'élégance au pesage...
Une veille de courses, alors que les deux sœurs avaient travaillé jusqu'à deux heures du matin, pour satisfaire des bonnes clientes, l'une d'elles, impatiente, vint le matin même des courses, chercher sa robe qui n'était pas encore prête. « Mon dieu, dit-elle, je ne l'aurai pas pour cet après-midi ! » Vous l'aurez, lui promit Alphonsine, vous voyez celle de ma sœur est encore en pièces mais elle l'aura elle aussi. » Adrienne se dit, intérieurement, que si les clientes seraient servies à temps, elle par contre n'aurait pas sa robe.
Les courses commençant à quinze heures, Alphonsine, après avoir avalé plus que rapidement un léger repas, commença à draper sur sa sœur un très beau tissu de soie, broché crème ; l'ourlet du bas avait été piqué à la machine, le corsage et les paniers, couleur fraise écrasée, furent artistiquement épinglés sur Adrienne et celle-ci put aller aux courses sans que personne ne s’aperçoive du subterfuge.
De son côté, Alphonsine était toujours élégante, un rien l'habillait, c'était sa meilleure publicité et la vie, somme toute heureuse se déroulait pour la petite famille, toujours avec l'espoir d'hériter un jour de cette belle propriété de Mouzaia-les-Mines.
Cet immense caravansérail, avec ses cent-cinquante chambres, sa chapelle et des sœurs qui venaient de s'y installer et enseignaient aussi bien le catéchisme que l'instruction scolaire. Depuis aussi s'y étaient adjoints un docteur et un pharmacien. Le Docteur Crouzat qui était âgé raconta plus tard les fastes des fêtes que donnait le Duc d'Orléans, quatrième fils de Louis-Philippe Ier, lorsqu'il venait à Mouzaïa, alors que les mines étaient encore exploitées, avec ses fils, le Duc d'Aumale, le Duc de Montpensier et le Prince de Joinville. Il y avait aussi des amis, tous titrés, et des petites amies, sans titre mais jolies et une folichonne, invitées par ces Messieurs.
MAISON DES RAYMOND
Les mines de Mouzaïa étaient très riches en beaux minerais et chaque galerie portait le nom du Duc d'Aumale, de Montpensier ou de Nemours, etc. Mais les Anglais qui sont très forts en affaires, eurent la ruse d'acheter toutes ces mines pour en supprimer la concurrence car dans leurs nombreuses colonies ils avaient tous les minerais qu'ils désiraient.
Dès que cessa l'exploitation des mines, le caravansérail se vida, les mineures partant vers d'autres cieux pour retrouver du travail.
Alphonse Souladié montait souvent à Médéa pour le ravitaillement. II y allait à dos de mulet et y passait toute la journée pour ses affaires, aller à la banque et faire les commissions ; II allait déjeuner au restaurant, sur la Place d'Armes, et rentrait après que la grosse chaleur se soit atténuée. Quelquefois, la nuit était déjà tombée et comme Alphonse tardait à rentrer, Carmen commençait s'inquiéter. Or, à l'extérieur du caravansérail, il y avait un énorme platane sur la fourche duquel on avait cloué quelques planches, ce qui faisait un mirador de choix d'où l'on pouvait observer assez loin et entendre le moindre bruit dans le silence de la nuit qui tombait.
Alors Carmen s'installait tout là-haut et elle scrutait l'horizon et écoutait. Quand au bout d'un moment elle entendait le bruit des sabots qui résonnaient sur le chemin empierré de la colline, elle était rassurée et cinq minutes après, Alphonse arrivait sur son mulet avec le ravitaillement dans les sacoches de chaque côté.
Il faisait l’élevage des porcs, ce qui était relativement facile dans cette région où il n'y avait encore ni train, ni route et pas de risque de vol car les musulmans ne peuvent pas manger de port. Il avait ainsi constitué un troupeau de plus d'une centaine de cochons qui vivaient en quasi liberté dans la montagne, se nourrissant de glands, d'arbouses, de fruits sauvages et de racines, buvant dans les sources ou dans la rivière qui coulait toute l'année de la montagne. Cependant, tous les soirs, la vieille « Molkère », c'était son nom, frappait avec un bâton sur un sceau et tous les cochons rappliquaient de partout, sachant qu'en rentrant à la ferme, ils allaient avoir une bonne ration de maïs, de blé et de patates, et le matin ils remontaient tous seuls dans le djebel où ils faisaient bon ménage avec les sangliers ; parfois des truies arrivaient à mettre bas de petits marcassins !
Quelques années plus tard, fut élaboré un projet de ligne de chemin de fer pour relier Blida à Médéa et qui passerait par Mouzaia-lesMines.
Des ingénieurs, des géomètres vinrent sur le terrain, tirèrent des plans, bref, il fallut passer sur la propriété de Monsieur Souladié qui fut alors exproprié de treize hectares pour l'installation de la ligne, l'implantation de la gare, des quais, etc...
Les mines était définitivement arrêtées, le caravansérail se prêta fort lien pour accueillir tout le personnel arrivé sur place qui allait travailler à la construction de cette fameuse ligne, des simples ouvriers aux plus huppés ingénieurs...
C'était vers 1886-87, tous les locaux vacants furent loués, café, hôtel pour les célibataires et les petits appartements pour les familles.
Des commerçants vinrent s'installer car les travaux allaient durer plusieurs années : boucher, boulanger, épicier, etc...
II faut préciser que sur le seul trajet de Blida à Mouzaïa, c'est-à-dire trente cinq km, il faudra percer dix-huit tunnels et construire presque autant de ponts métalliques.
Un jeune ingénieur travaillait sur la ligne au percement des tunnels, c'était Augustin RAYMOND. Il avait dû refaire tous les calculs qu'un autre ingénieur avait loupés ; le percement s'effectuait alors par les deux bouts du tunnel et les deux boyaux devaient se rencontrer au milieu. On perçait à la pioche et à la pelle ou à la dynamite et les déblais étaient évacués à la brouette puis sur des wagonnets, ceux même qui avaient été utilisés dans les mines. De tous ces jeunes ingénieurs dont certains sortaient de Centrale, Alphonse Souladié disait : « II n'y en a qu'un seul qui me plairait pour une de mes filles, c'est Monsieur Raymond, les autres sont des sauteurs et ne sont pas sérieux »
4ème partie
Quelques temps plus tard, la pauvre Carmen décéda, peut-être du paludisme et Alphonse Souladié la suivit peu après.
Le notaire convoqua Alphonsine, Adrienne et Alphonse Junior, ainsi que leur mère Victorine ; les trois enfants héritaient du domaine de Mouzaïa, environ trois cents hectares, Marie, qui n'avait pas été oubliée par son père, hérita pour sa part d'un beau terrain au lieu-dit « la Ferme du Juge ».
Entre temps, Alphonse Junior s'était marié avec une jeune fille de Valence d'Agen. Tout ce monde donc, arriva à Mouzaïa-les-Mines où il y avait de la place pour tous, dans cette belle maison de douze pièces.
Il avait donc Alphonsine, Adrienne ainsi que Marie qu'elles aimaient comme leur vraie sœur et le jeune couple d'Alphonse.
Les ingénieurs, après dîner, se promenaient dans l'immense cour de la ferme et Marie, fine-mouche, disait à ses deux sœurs, « il faut mettre une lampe en évidence à une fenêtre autrement ces messieurs vont croire que nous sommes déjà couchés »... En effet, voyant encore de la lumière, Messieurs les ingénieurs venaient très respectueusement faire un brin de causette, la tentation était bien légitime avec ces trois belles jeunes filles, heureusement qu'Alphonse Junior jouait à son tour le chef de famille et montrait un peu les dents quand il était l'heure d'aller se coucher.
Monsieur Ferrand, un bel ingénieur qui courtisait Alphonsine, lui dit un jour qu'il allait à Blida où il pensait s'acheter un pantalon bleu marine. « Qu'en pensez-vous? - Je pense qu'un pantalon gris serait plus chic pour vous », lui répondit-elle. Quand il revint deux jours plus tard, il avait bien acheté un pantalon gris pour faire plaisir à mademoiselle Alphonsine, mais en avait aussi acheté un bleu marine, comme il en avait envie. «Eh bien, dit-elle à sa sœur, qu'il aille au Diable, ce Fernand est bien trop têtu à mon goût »... et l'idylle entre eux deux s'arrêta là...
La femme d'Alphonse était brune, petite insignifiante, avec un léger duvet sur la lèvre supérieure et parlait avec un accent gascon pas très flatteur. De son côté, Alphonse avait retrouvé son amour de ses seize ans, Marie si jolie... et est-ce pour rendre sa femme jalouse ou non, celle-ci trouva plusieurs fois des épingles à cheveux appartenant à Marie dans le lit conjugal !
Hélas, le pauvre Alphonse fut pris un jour de vomissements, tomba malade et mourut presque subitement d'une rupture d'anévrisme.
Quelques temps après, le vœu émis par Monsieur Souladié fut exaucé, Augustin Raymond demanda à Alphonsine la main d'Adrienne, ce qui lui fut accordé avec plaisir par tout le monde. Il faisait l'unanimité auprès de tous, pour sa courtoisie, sa classe et sa gentillesse.
Augustin était né à Agde, dans l’Hérault ; son père était capitaine au long cours. Il avait dix on douze ans lorsque son père fut nommé Alger où ils furent logés à titre gratuit dans un appartement de l'Amirauté. Comme sa chambre donnait directement sur le port, Augustin qui était un petit malin, pêchait pendant la nuit.
Avant de se coucher le soir, II jetait deux on trois lignes dans le port et les reliait à une ficelle qu'il s'attachait au gros orteil de son pied et il s'endormait. Quand, au milieu de la nuit, un poisson mordait à l’hameçon, il était réveillé par la traction du fil à son pied et sautait hors du lit pour remonter sa prise, souvent des daurades ou des loups, parfois très beaux.
C'est peu après son arrivée à Alger qu'il tomba très malade, peut-être une typhoïde, et resta alité pendant près de trois mois.
Quand II fut rétabli, il avait tellement grandi qu'il fallut le rhabiller entièrement. Il travaillait très bien en classe et fit ses études d'ingénieur puis il effectua son service militaire aux 3ème zouaves d'Oran. Il avait deux frères, l'un était miroitier à Oran, l'autre interprète-judiciaire à Constantine. Son premier poste d'ingénieur s'effectua en Kabylie, à la construction d'une ligne de chemin de fer, du côté de Palestro. A cette époque, il avait adopté un petit chimpanzé qui était adorable mais qui faisait énormément de bêtises surtout à l'hôtel où Augustin était logé. Puis, son deuxième poste l'amena à Mouzaïa-les-Mines pour la construction de la ligne qui devait relier Blida à Médéa et où il fit la connaissance d'Adrienne.
Le mariage religieux ainsi que l'union civile devaient avoir lieu à Lodi, petit village distant de 8 km, car il n'y avait pas de Maire à Mouzaïa et plus d'église depuis l'extinction des mines.
Tout le cortège de la noce devait monter par le train qui circulait déjà jusqu'à Médéa. Monsieur Sauvagé, le directeur des chemins de fer, eut une attention particulière pour les futurs époux.
Il commanda pour lui un wagon-salon et lorsque le train arriva à Mouzaïa, il mit ce luxueux wagon à la disposition des jeunes fiancés et des quatre témoins et monta avec les autres invités en première classe. Et II fit de même au retour de Lodi, après la cérémonie. C'est ainsi qu'on put voir pour la première fois, une mariée en blanc prendre le train en wagon-salon.
C'était le neuf décembre 1892 et Alphonsine s'était surpassée pour habiller sa sœur d'une robe de satin blanc, agrémentée d’un manteau de cour à traîne, bordé de cygne et Adrienne avait une allure royale. Augustin était en redingote et chapeau de forme.
Comme il mesurait un mètre quatre-vingt quatre, à chaque fois qu’il se penchait pour parler à sa fiancée, son gibus roulait par terre. Comme c'était un chapeau-claque, finalement il le plia et le mit sous son bras...
Peu de temps après son mariage, Augustin reçut une offre mirobolante : un poste d'ingénieur à Bangkok, pour la construction d'un barrage. Augustin qui était jeune et adorait les voyages, serait bien parti sur le champ, mais Adrienne qui avait peur du climat et d'un pays qu'elle jugeait beaucoup trop loin pour elle, sut trouver les mots pour l'en dissuader.
Quelques temps après, Augustin donna sa démission à la Cie des chemins de fer pour s'adonner à plein temps à exploitation de la propriété. Ce qui n'était pas pour lui déplaire car il adorait la nature, avait une âme de poète et aimait beaucoup dessiner, sans pour autant affecter ses qualités de travailleur.
Il se fit vite apprécier par ses ouvriers car, s'il était sévère, il était juste et bon. II avait appris à lire et écrire l'arabe et le parlait couramment. Aussi, souvent lorsqu'il y avait un différend entre les ouvriers, ceux-ci venaient le consulter et avec l'aide du Coran qu’il avait lu, il les mettait toujours d'accord et cela se terminait bien.
Deux ou trois familles étaient hébergées gratuitement dans la ferme et elles s'y trouvaient bien, ils étaient heureux d'avoir une maison en dur, un bout de jardin où ils cultivaient quelques légumes, quelques bêtes à eux qu'ils joignaient au troupeau et un bon salaire, ils surveillaient la propriété comme si elle était à eux.
Un jour, l'un d'eux, Ali, dit à Augustin qu'il avait entendu au café maure une conversation inquiétante ; des individus avaient fait le projet de venir pendant la nuit pour voler des moutons, en prévision de la grande fête qui clôture le ramadan. Ils voulaient faire un trou dans le mur de la bergerie qui donnait dans le verger, derrière la maison, et auraient fait passer les moutons par cette ouverture. Augustin le remercia de sa confidence et de sa fidélité et ils établirent un plan de défense. Après dîner, ils allèrent monter la garde, dans la bergerie, l'un armé d'une fourche et l'autre d'une faux. Peu après minuit, Augustin et Ali entendirent des coups sourds, les voleurs faisaient le trou dans le mur, ça dura près d'une heure. Augustin et Ali se tenaient de chaque côté du trou, silencieux et attentifs. Quand le trou fut assez grand, ils virent une forme enveloppée dans un burnous... Quand la forme dépassa d'une trentaine de centimètres, la faux d'Ali s'abattit... sur un morceau de bois recouvert d'un burnous! ! ! les voleurs n’étaient pas si naïfs que ça et avaient pris leurs précautions. Ils laissèrent tout en plan et déguerpirent comme des lapins. On ne les revit plus jamais et il n'y eut plus d'autre tentative de vol de moutons ou d'autres animaux.
Cependant, une autre fois au mois de Juillet, Augustin se rendit compte qu'on lui volait du beau raisin blanc dans un verger qui se trouvait à proximité de la ferme mais à l’extérieur du bordj (= mot d'origine arabe désignant une construction fortifiée entourant une ferme, un village ou un puits).
Un soir, il prit son fusil de chasse, y introduisit une cartouche à balle et se mit à l'affût dans un coin du verger; ce soir là, il y avait clair de lune. Un moment après, alors que tout le monde était couché et qu'il n'y avait plus de bruit, il aperçut un individu enjamber le petit mur du fond avec un panier à la main.
Puis il se mit à couper du raisin. Augustin toussota, dans l'espoir de lui faire peur, l'autre se dressa comme un lapin et regarda partout puis rassuré, se remit à ramasser du raisin.
Augustin toussota une seconde fois, un peu plus fort, le voleur cette fois, mit le panier plein de raisin sur le mur et s'apprêta à l'enjamber. Augustin le mit en joue, sans intention de le tuer, et tira intentionnellement à côté, l'autre détala à toutes jambes, sans demander son reste. Le lendemain matin, Augustin revint sur les lieux en question, il récupéra le panier avec le raisin et ramassa, en plus, le pouce du voleur que la balle avait sectionné...
Il l'emporta à la maison et le mit à tremper dans un petit bocal avec de l'alcool. Quelques jours plus tard, il alla au café maure qui se trouvait à l'extérieur de la ferme où il offrait souvent un café à ses ouvriers ou à des amis algériens avec lesquels il parlait un arabe parfait. Il vit alors Amar qui avait un gros pansement à la main. « - Que t'est-il arrivé Amar?» « - ce n'est rien, c'est en coupant du bois que je me suis blessé avec la hachette »- « il ne faut pas rester comme ça, ça peut s'infecter, viens à la maison, je vais te désinfecter et te faire un pansement propre.»
Quand il défit le vieux pansement, il s'aperçut qu'il manquait le pouce de la main droite. « Attends, lui dit-il, j'ai quelque chose qui peut te dépanner » et il lui apporta son propre pouce ! Amar se mit à genoux pour lui demander pardon et jura qu'il ne recommencerait plus. Augustin le soigna consciencieusement et lui offrit un bon café.
Ils se quittèrent aussi bons amis qu'ils l'étaient avant.
Deux ou trois ans après son mariage, Adrienne mit au monde un gros garçon nommé René (24/07.1895). Quand il eut trois jours, sa tante Adrienne le prit dans ses bras et lui fit faire le tour du village pour le présenter à tous les voisins la huitième merveille du monde ! ce qui fit dire à une voisine : il aimera courir celui-là !
Deux ans après, la naissance d'une petite Marthe vint combler de joie le foyer. Hélas, à l'âge de seize mois, elle eut me dysenterie et comme à cette époque-là, la médecine n'avait pas les moyens de guérir cette maladie, la petite Marthe fut emportée.
Adrienne crut devenir folle par la perte de sa poupée chérie, comme elle l'appelait.
Trois ans après ce malheur, Adrienne accoucha d'un autre garçon, Georges (17/07/1899).
à cette époque, vivait au village Monsieur Trinquier, une sorte d'ermite dans son genre, il y a toujours eu des personnages particuliers à Mouzaïa-les-Mines. Comme il y avait beaucoup de pièces inoccupées, on lui avait permis de s'installer dans l'une d'elles.
C'était un homme tranquille qui faisait coiffeur de temps en temps, ce qui lui permettait de gagner quelques sous. Quelques fois, ce brave homme recevait des lettres de Paris, dans de belles enveloppes parfumées. <‹. C'est ma nièce, disait-il, la file de mon frère qui est député à Paris ». Tout le mode pensait que ce pauvre homme miséreux ne pouvait avoir un frère député... Mais un jour, il dit à Augustin : ma nièce va venir me voir, je ne sais comment la recevoir.
En effet, il n'avait qu'une chambre avec un lit et une petite cuisine rustique. Adrienne lui avait bien donné une couverture propre mais c'était loin d'être satisfaisant pour recevoir la fille d'un député. Adrienne demanda alors à son man d'aller à la gare le jour de l'arrivée de cette jeune personne, en compagnie du père Trinquier et si, cette personne était aussi bien que le prétendait son oncle, ou que ses lettres le laissaient supposer, il n'aura qu'à l'inviter à la maison pour la durée de son séjour à Mouzaïa. Effectivement, le jour prévu, ils attendirent le train et virent descendre une jeune fille blonde et mince dans un tailleur gris clair, accompagnée d'un lévrier, ce qui était d’un chic suprême à l’époque... Augustin n’hésita pas une seule seconde à l'inviter à déjeuner ainsi que son oncle qui, pour la circonstance, avait revêtu une chemise propre, un costume correct et s'était rase de frais. Cette ravissante jeune file illumina le foyer des Raymond tant elle était élégante, distinguée et s'exprimait avec aisance. Elle présenta à la famille Raymond sa carte de visite : Mademoiselle Élisabeth Trinquier de Beauvoir ! Au cours du repas, elle parla en toute simplicité de sa vie à Paris, de son père député, de leur propriété avec un parc de six hectares à Maisons-Laffitte ainsi que de ses promenades à cheval quotidiennes.
Comme elle avait perdu son père quelques temps auparavant, elle fit envoyer par sa mère, du linge pour son oncle démuni, des costumes, des chaussures, ainsi que Ie fusil de chasse de son père et sa montre de gousset. Pour le père Trinquier, c'était un véritable conte de fée.
Élisabeth, pour sa part, était ravie de passer son séjour chez les Raymond et une véritable amitié naquit entre eux. Elle s'attacha très vite au bébé qui avait à peine deux ou trois mois et se proposa spontanément pour être la marraine de Georges. Elle s'occupa de tout et le baptême, grâce à elle, fut une très belle fête, d'une réussite totale. Longtemps après son départ, elle resta en correspondance avec Adrienne et Augustin et à chaque Noël, elle combla son filleul de cadeaux toujours plus beaux ainsi que pour son anniversaire.
Deux années s’écoulèrent tranquillement et un nouvel évènement heureux, avec la naissance d'une petite Georgette (20/12/1901) vint apporter un peu plus de bonheur chez les Raymond.
L'accouchement s'étant très bien passé, la vie s'organisa sans problème entre Adrienne, son époux Augustin et leurs trois enfants, entourés de la grand-mère Victorine qui nageait dans le bonheur avec ses petits-enfants et Alphonsine qui secondait Augustin pour l'exploitation du domaine.
GEORGETTE – AUGUSTE – LAURETTE - GEORGES ET CHRISTIANE
Tout ce petit monde était très à l'aise dans cette grande maison de douze pièces. Derrière la maison, un grand potager fournissait de délicieux légumes et un verger attenant proposait un éventail impressionnant de fruits les plus divers : abricots, noix, cerises, pêches, figues, grenadines, etc... il y avait en outre trois hectares de vigne, classées VDQS, (ou AO-VDQS - appellation d'origine, vin de qualité supérieure : cette catégorie de vins qu'on appelle aussi VDQS, est apparue pendant la Seconde Guerre)
et Augustin faisait plusieurs hectolitres de vin rouge et rosé dans la cave à vin qui se trouvait au fond de la ferme.
Vers la fin de l'année, une tribu de berbères, toujours les mêmes, descendaient des hauts-plateaux souvent couverts de neige, sur leurs chameaux, et venaient faire la cueillette des olives sur cinq cents oliviers greffés qui avaient poussé de façon anarchique sur la propriété.
Ces bédouins passaient ainsi une partie de l'hiver à l'abri car ils étaient logés gratuitement dans les locaux vides du caravansérail, dans quelques-unes des innombrables pièces. C'était plus confortable que leurs misérables tentes faites de couvertures en poils de chameaux.
On laissait macérer les olives en tas pendant quelques jours, ça leur permettait de finir de mûrir et ça les attendrissait ; puis juste avant la Noël, Augustin faisait une huile d'olives d'excellente qualité dont la plus grosse partie était revendue aux huileries Lesieur et Tamzali, à Alger. Le reste servait à faire la cuisine ou était revenue sur place, aux habitants du village et des alentours.
Les enfants grandirent dans cette ferme paradisiaque, apprenant à lire et à écrire avec leur grand-mère Victorine et leur tante Alphonsine. Bientôt cependant, René eut huit ou neuf ans, Georges cinq ans et Georgette trois ans, il fallut faire quelque chose pour ces enfants, Augustin fit des démarches pour obtenir la création d'une école à Mouzaïa. II offrait un appartement de six pièces pour l'enseignant et une grande salle pour l'école. Son vœu fut vite exaucé puisque quelques mois plus tard, une institutrice arriva Madame Parat et ses trois enfants, Henri, Jeanne et Suzanne. Monsieur Parat qui travaillait comme ingénieur sur la voie de chemin de fer, rentrait tous les soirs à Mouzaïa où il retrouvait sa petite famine.
Il y avait dans cette école huit enfants de la ferme voisine, les Schettini et Morello, trois ou quatre enfants des employés de chemin de fer, bref, avec les petits Raymond, c'était une vingtaine d’élèves qui fréquentaient cette nouvelle école. Et à la fin de l'année, pour la remise des prix, tout le monde mettait la main à la pâte pour en faire une vraie fête ; les uns faisaient des gâteaux, les autres décoraient une grand table recouverte d'une nappe blanche. Des fleurs étaient disposées ça et là, des guirlandes suspendues au-dessus d'une pile de jolis prix ; des livres rouges à la tranche dorée pour les plus grands, des jouets pour les plus petits. Le maire de Lodi ainsi que Monsieur le Préfet de Médéa honoraient de leur présence cette fête et tous les parents d’élèves étaient invités naturellement. Cette petite fête presque familiale se déroula dans la joie et les rires et cela se renouvela pendant six ou sept années, tant que dura l'école !..
Pendant les vacances, une bonne distraction consistait en la pêche « au drièss ». C'était une plante connue des autochtones, dont la tubercule, de la grosseur d'une patate douce, est pleine d'un suc urticant. Un ouvrier allait ramasser trois ou quatre kilos de tubercules qu'on hachait en morceaux et qu'on mettait dans un sac en jute. C'était pour les enfants, l'occasion de se déchausser et de patauger dans l'eau claire de la rivière. On allait ensuite de trous en trous et on piétinait le sac en amont de chaque trou. Environ cinq minutes après, une multitude de barbeaux et d'anguilles montaient en surface, le jus urticant leur piquant les ouïes. Petits et grands munis d'épuisettes n'avaient plus qu'à remplir les grandes corbeilles en osier prévues à cet effet qu'on avait apportées sur place. Avec quelques crabes ramassés ça et là, on confectionnait des bouillabaisses et autres soupes de poissons excellentes.
Les enfants ayant grandi, II fallut trouver une antre solution. René fut mis en pension au collège de Blida. Comme l'internat ne lui convenait pas, il était toujours malade et souvent l'infirmerie, les parents Raymond cherchèrent un pied-à-terre à louer en ville. Ils trouvèrent un petit deux-pièces très central, donnant sur le marché et dans la rue Abdallah. La tante Alphonsine se dévoua pour aller habiter à Blida et garder René qui mangeait et couchait au pied-à-terre. Du coup, il se porta mieux et l'air de la liberté lui redonna toute sa santé... L'année suivante, Georges (douze ans) vînt s'adjoindre à eux, puis Georgette qui fréquenta l'EPS de jeunes filles.
LE TENNIS AU MILIEU DE LA COUR :
Évidemment, pendant les vacances, tout ce petit monde s'empressait de revenir à la ferme. Pour la Toussaint toute la famille montait au petit cimetière de Lodi où étaient enterrés la petite Marthe qui était née après René mais décédée à seize mois, ainsi qu'un petit frère né après Georgette et mort à cinq mois. Tout le monde montait à dos d'âne sauf Augustin qui montait à cheval et tirait un âne chargé d'un chouan (double panier) rempli de chrysanthèmes blancs qu'Adrienne cultivait toute l'année avec amour pour ses chers disparus..
GEORGETTE
Puis la guerre de 1914 éclata. René qui avait tout juste dix-neuf ans, fut mobilisé et fut envoyé avec son contingent en Grèce, Salonique, puis dans les Dardanelles. C'était plus une présence de dissuasion qu'effectuaient là les alliés et les affrontements étaient pratiquement inexistants. René ne participa à quelques corps a corps qu'avec de belles jeunes femmes grecques du pays !
Avec son ami Édouard Dutto, ils avaient fait quelques achats de souvenirs typiques pour ramener à chacun et avaient enfermé tout cela dans des cantines métalliques armées de bons cadenas. La veille de leur retour en France, pour fêter leur démobilisation, ils sortirent en « goguette » et firent la foire pendant une bonne partie de la nuit. Quand ils rentrèrent à l’hôtel, tard dans la nuit, des voleurs étaient passés par là et avaient tout emporté !
FIAT 1920
( de Gauche a Droite : Laurette, Georgette, André, Juliette et Georges )
Après son retour à la ferme, René tout heureux de retrouver les siens, se lia d’amitié avec un roumain, Monsieur Kovacks, qui était représentant de commerce. Il passait dans toutes les fermes isolées et leur présentait des collections de linge et de vaisselle. De ce fait, il connaissait beaucoup de monde parmi les colons du département d'Alger. Un jour il proposa à René de l'emmener en tournée avec lui pour lui présenter les parents d'une jeune fille qui avait, à ses yeux, toutes les qualités pour faire une parfaite épouse. Ils partirent donc ensemble et arrivèrent à Rabelais où Monsieur et Madame Morand de la Genevraye exploitaient un beau vignoble, sur des coteaux sablonneux et bien ensoleillés.
Cette sympathique famille d'agriculteurs avait quatre enfants, trois filles et un garçon, dont l’aînée Juliette était une belle jeune fille brune, bien élevée, qui était née la même année où René avait fait sa première communion. Ils avaient donc onze ans de différence, elle dix-huit ans et lui vingt-neuf ans. Ils se plurent immédiatement malgré leur différence de taille, Juliette mesurait un mètre cinquante cinq mais était bien proportionnée, elle avait de beaux cheveux bruns réunis en deux énormes tresses qu'elle arrivait à se passer jusqu'entre les jambes.. René était un grand jeune homme mince de un mètre quatre-vingt quatre qui alliait courtoisie et galanterie. Il plut autant à Juliette qu'à ses parents. L'après-midi passa très vite et les deux jeunes gens n'eurent qu'un bref instant d'intimité lorsque Juliette fit visiter la cour de la ferme à René.
Leurs premiers regards se croisèrent un peu plus longtemps quand ils se penchèrent au-dessus d'un puits dans lequel l'eau refléta l'image de deux visages radieux, leurs mains se frôlèrent et ils tombèrent réciproquement amoureux. Ils se marièrent en 1928 à Orléans-ville. Les Raymond étaient heureux et fiers de marier leur fils à Mademoiselle Morand de la Genevraye. L'arrière grand-père Morand avait été anobli par Napoléon III, après avoir été professeur de français émérite à la Cour de Russie, à Moscou.
Georges se maria peu de temps après avec une jeune fille d'El-biar, sur les hauteurs d'Alger. En 1930, deux enfants naquirent de ces deux unions, à un mois d'intervalle, Christiane chez Georges et Laurette, et André chez René et Juliette. Comme tout le monde ne pouvait pas vivre sur la propriété de Mouzaïa, René et Juliette s'installèrent à Affreville où ils achetèrent, grâce à la dot de Juliette, un portefeuille d'assurance. C'était une petite ville sympathique, dans la plaine du Chélif, qui comportait un intérêt certain; on y était en pays de connaissance car Juliette avait là-bas quatre cousins bien établis dans la région. Adrien Morand de la Genevraye avait une belle entreprise de matériaux de construction et avait pignon sur rue, il connaissait tout le monde. Lucien Révillon d'Apreval était propriétaire d'une exploitation agricole au « Puits », petit village distant de quatre kilomètres d'Affreville, où son épouse Amélie était directrice d'école.
Enfin, Fernand et Lucien Reder avaient tous les deux de superbes propriétés de céréales et de vignobles dans des petits villages très proches d'Affreville.
Les Raymond étaient donc bien entourés et les cousins qui connaissaient beaucoup de monde dans la région leur furent d'une aide précieuse. René fut élu trésorier de la Salle des Fêtes et pendant plusieurs années, il s'occupa d'organiser, avec le maire d'Affreville, des bals masqués, des foires avec attractions sur la grand-place du gros village. À chaque fois tous les habitants des villages alentour venaient assister aux corsos de fleurs, aux bals ou profiter des belles attractions qui se mettaient en place pendant de longs week-end autour de la place d'armes. C'était pendant les années 1934/39.
Tous ces sympathiques cousins avaient aussi des enfants et les réunions chez les uns ou chez les autres, ne manquaient pas de gaîté, on ne s’ennuyait pas !
En 1935, René et Juliette virent leur heureux foyer s'agrémenter d'une ravissante petite Micheline. Son frère qui avait cinq ans de plus ne s’arrêtait pas de l'embrasser et de s'extasier devant ses adorables petites mains. Pendant la même année, Augustin s'éteignait, suite à une opération de la prostate qui avait mal tourné.
Malheureusement, en 1939 éclata la seconde guerre mondiale qui mit fin à cette longue période de vie heureuse et insouciante.
René fut rappelé sous les drapeaux, à Blida, dans l'aviation mais dans les « rampants ». il dut vendre en hâte son portefeuille d'assurance et toute la petite famille se replia sur Mouzaïa, dans l'appartement qu'avait rénové Georges.
il faut dire qu'entre temps, celui-ci était tombé presque subitement malade. Il fut pris d'une douleur lancinante à un talon qui devint bientôt insupportable et l’empêcha très vite de marcher. Cette douleur se propagea à l’autre talon puis monta dans les jambes, il dut s'aliter. Une paralysie générale gagna tout son corps et sa mère Adrienne et sa tante Alphonsine durent s'occuper de lui comme d'un jeune enfant.
Devant cette situation, sa femme Laurette descendit un jour à Alger, avec sa fille Christiane, et ne revint plus jamais à Mouzaïa. II faut dire qu'elle avait des circonstances atténuantes.
Depuis la mort d'Augustin, c'était Alphonsine qui s'occupait de la ferme et autant elle avait été bonne couturière à Valence d’Agen, autant c'était bien piètre exploitante agricole ! En dehors de la culture des roses, elle n'y connaissait absolument rien en ce qui concernait l'exploitation agricole. Aussi, les revenus de la ferme étaient devenus insignifiants et avec la tante Alphonsine qui tenait les cordons de la bourse et était devenue d'une avarice insupportable, la pauvre Laurette ne pouvait plus supporter cette ambiance générale.
À Alger, elle trouva un emploi de secrétaire et put élever décernent sa fille qui venait voir son père pendant les vacances scolaires.
André fut mis en pension au collège de Médéa, à douze kilomètres de Monzaïa et tous les week-end, il descendait se faire dorloter à la ferme, cette ferme qui avait toujours eu un attrait particulier pour tous.
Son père René fut démobilisé quelque temps après, grâce à sa limite d'âge et à ses deux enfants, il revint s'installer avec tout le monde à la ferme et en prit la gérance aux côtés de ma grand-mère Adrienne.
En effet, Alphonsine n'aurait pu continuer à exploiter un grand domaine comme celui-ci. Le grand-père Augustin étant décédé depuis longtemps ; Georges étant immobilisé sur son lit et Adrienne et Alphonsine étant trop âgées et ne comprenant rien à l'agriculture, ni à l'élevage, René était le plus apte à reprendre les rênes de la propriété.
À chacune des vacances d’André, son plus grand bonheur était de retrouver ses parents et cette ferme si attirante. Il y avait des odeurs propres à chaque saison. À l'automne, c’était l'odeur des foins, après celle des moissons. Puis celle, plus corsée, des olives et de la bonne huile vierge, ébouillantée pour activer sa décantation. Pendant les vendanges, on percevait de très loin, les effluves du jus de raisin bien sucré. Mais, au printemps, lorsque toutes les fleurs s'épanouissaient, il flottait dans l'air un parfum de miel presque trop doux.
Le soir, après le retour du troupeau, il suivait le responsable de la traite qui remplissait des seaux de lait tout chaud dans cette étable si reposante pour les bêtes qui rentraient d'une journée passée dans les pâturages, il y avait une odeur particulière de paille fraîche et de chaleur animale.
Son adolescence était ainsi remplie de nombreux souvenirs plus beaux les uns que les autres. Son seul regret, pendant toute cette période, était de ne pas avoir eu un bon ami pour partager tous ces plaisirs sains lors de ses passages à la ferme. Très tôt, son père l'initia à la chasse dans ce paradis rempli de gibier, sans même tenir compte de l'ouverture et de la fermeture de la chasse, tant ce coin était sauvage et giboyeux. Il y avait des lapins, des lièvres, des perdreaux, des cailles et des bécasses.
En hiver, avec les chutes de neige quasi-régulières, arrivaient des vols d'étourneaux, les grives descendaient des montagnes et tout ce petit monde se gavait des belles olives qui mûrissaient au soleil.
Comme pendant la guerre il y avait pénurie de beaucoup de choses et en particulier de munitions, son père lui avait appris à partir à la chasse avec seulement trois ou quatre cartouches et à ne pas tirer n'importe comment sur n'importe quoi. Je fus très vite un bon tireur, au vol ou à la course.
Il avait à peine quatorze ans et pendant les grandes vacances son père le mobilisait pour faire la récolte de blé avec lui. René montait sur le tracteur et André sur la faucheuse qu'il tractait. Puis, pour se reposer, c'est André qui conduisait le tracteur, un John Deere qu'il avait acheté aux surplus américains, et son père pilotait la faucheuse. André était fier de cette responsabilité et heureux de pouvoir aider un peu son père.
Ses grands-parents avaient acheté une Fait 1920 décapotable au temps où son grand-père Augustin était encore en vie, puis ils l'avaient remisée dans un garage sous une bâche. Un beau jour, avec son père, ils la dépoussiérèrent et ils réussirent à la remettre en marche. René eut une idée de génie, il décida de couper la voiture en deux : avec l'avant et ses deux longerons, on devait en faire une camionnette et avec l'arrière un deux-roues tiré par un cheval. Aussitôt dit, aussitôt fait, ils se mirent à l’ouvrage, l'un à l'intérieur du véhicule, l'autre à l'extérieur et munis d'une scie à métaux, ils scièrent la voiture en deux et ils réalisèrent le projet de son père à la lettre.
C'était pendant la guerre, il y avait pénurie de tout sauf à la ferme où ils avaient la chance d'avoir des légumes, du lait, du beurre, de la viande et des fruits.
Dans un four « arabe » confectionné par Andrée avec de la terre glaise et de la paille, ils faisaient cuire des galettes arabes qu’une petite domestique Larbia avait pétries avec soin.
Presque tous les jours, sur la petite camionnette, on entassait des corbeilles de légumes que René et son père vivraient sur le marché de Médéa. André montait à côté de son père et ne perdait rien de toutes les manœuvres que son père faisait pour conduire. Un jour André, un garçon plutôt dégourdi dit à son père : « tu sais Papa, je sais conduire ». « Eh bien, lui répondit-il : « tiens, prends le volant, on va voir ce que tu sais faire ! »
Après deux ou trois saccades au démarrage, il conduisais presque parfaitement. Il faisait le tour de la ferme et il traversait la grande cour, sans aucun risque ; dans ce petit village de vingt-cinq habitants, il n'y avait que quatre ou cinq véhicules.
Quand son père constata qu’il avait une certaine assurance, il lui fit livrer seul les légumes à Médéa, André avait à peine quinze ans.
Un jour André demanda à son père : « Papa, si je rencontre les gendarmes, qu'est-ce que je leur dis ? », son père répondit : « Tu n'auras qu'à leur dire que tu es le fils Raymond de Mouzaïa-les-Mines » Comme si ce sésame aurait absout de toutes ses infractions ! Heureusement que il n’a jamais eu a se faire contrôler...
Pendant les vacances de Noël, son père procédait a la fabrication de l'huile d'olives. Il avait remplacé l’âne qui autrefois faisait tourner le moulin par un moteur électrique et, suprême raffinement, II avait acheté une machine qui dénoyautait les olives, ce qui avait pour effet d'abaisser le degré acidité de l'huile, elle était donc plus raffinée. Le plus grand plaisir d’André était de frotter un croûton de pain frais avec une gousse d'ail et d'arroser ce sandwich avec de l'huile vierge, toute fraîche sortie du pressoir, quel régal et quelle richesse pour la santé d'un adolescent en pleine croissance !
Dans une des pièces de la ferme, son père avait aménagé une petite infirmerie et l'avait équipée de tout le nécessaire pour pouvoir donner les premiers soins aux ouvriers ou à quiconque se serait blessé. André se souvient d'une fois où son père avait fait toute une série de piqûres antirabiques à un petit indigène qui s'était fait mordre par un chien errant, le gamin avait à peine plus de huit ans, il venait tout seul, comme un grand, se faire piquer dans le ventre. Quel courage s’était-il fait la remarque. Il supportait d'une manière stoïque ce qui le subjuguait en voyant la grande aiguille que son père lui enfonçait dans le péritoine pour lui injecter le sérum. À la fin du traitement, sorti d'affaire, le jeune garçon revint avec son père et en guise de remerciement, apporta une petite corbeille remplie de figues de barbarie.
André a vu plusieurs fois son père pratiquer l'extraction de dents pourries sur des indigènes qui venaient le solliciter parce qu'ils n'en pouvaient plus. Son père leur faisait fondre un cachet d'aspirine dans la bouche, puis avec des petites pinces recourbées, il enlevait délicatement la dent cariée, leur faisait rincer la bouche avec un peu d'eau vinaigrée et la douleur s'envolait presque immédiatement car les malades repartaient avec un sourire qui en disait long... La plupart du temps, ils revenaient le lendemain pour remercier son père, toujours avec un petit présent pour lui témoigner leur reconnaissance, des œufs, des figues ou un joli petit panier rempli de produits cueillis.
Son père était bien considéré par tous les indigènes des alentours et avait toute leur estime. Combien de fois, après une battue aux sangliers, la famille Raymond avait été invites à déguster un authentique couscous chez les uns ou une succulente Loubia chez les autres. La Loubia est une sorte de ragoût fait avec du mouton et des haricots secs.
Quand des amis ou des cousins venaient leur rendre visite à la ferme, il les emmenait souvent au lac de Mouzaïa qui se trouvait à environ huit kilomètres du village, pratiquement au sommet du Tell, cette chaîne de montagnes parallèle à la côte maritime. Ce lac d'une superficie de trois hectares dont la moité appartenait à la famille Raymond, se remplissait tous les hivers, avec les chutes de neige et aurait pu faire une magnifique patinoire... si bien entendu ils avaient eu des patins à glace. Au printemps, il se vidait par une espèce de puits qu'il y avait dans son centre, il fournissait alors une belle herbe verte qui servait de pacage aux bêtes des indigènes qui habitaient alentour.
C'était sûrement un ancien cratère de volcan, à onze-cents mètres d'altitude. La promenade pour arriver jusqu'à ce lac était très belle et une fois là-haut, la vue était magnifique. Sur la piste, très peu fréquentée, vous pouviez rencontrer parfois des sangliers qu'on surprenait, à la sortie d'un virage, en train de grignoter des glands sur la route.
D'autres fois, vous pouviez tomber sur une tribu de chimpanzés qui se gavaient d'arbouses, ces baies sauvages qui ressemblent à des fraises.
Ils s'éparpillaient en poussant des cris aigus et chacun prenait un malin plaisir à klaxonner pour les effrayer un peu plus. Ce n'était pas par méchanceté, c'était par amusement, mais avec le recul c'était sans doute un peu stupide.
Quand vous arriviez au-dessus du lac, depuis la crête, vous dominiez une grand partie de la plaine de la Mitidja qui s'étalait du pied du Telle jusqu'à la mer. On distinguait très bien le Tombeau de la Chrétienne, vestige de l'Empire Romain, la montagne du Chenoua avec ses forêts de cèdres et même quelques paquebots sur la Méditerranée, tout cela à quelques kilomètres, à vol d'oiseau.
Père et fils ne manquaient jamais de rendre visite à Monsieur Nicaise, le garde- forestier. Avec sa femme, ils formaient un couple pour le moins insolite, lui était un authentique métisse de la Réunion, de père mauricien et de mère anglaise, il parlait avec l'accent des iles et ne prononçait pas les « R» ; sa femme, Germaine était marseillaise avec un accent très prononcé !
IIs étaient heureux d'avoir de la visite et leur offraient toujours une anisette bien fraîche.
Toutes les montagnes alentours, étaient boisées de chênes verts, de chênes-lièges avec des sous-bois de fougères, il y avait également des pins et des mélèzes et toute une variété de petits résineux, l'air y était pur et les senteurs des plus variées, aussi cet endroit était un vrai régal pour le regard et pour l'odorat.
Près du lac habitait un sourd-muet doué d'une force herculéenne et malin comme un singe, il s'appelait Kouider. Monsieur Raymond faisait de temps en temps appel à lui lorsque l'Institut Pasteur d'Alger lui passait une commande de singes pour leurs expériences et leurs recherches. Kouider qui connaissait bien les habitudes des tribus de singes, les piégeait de la façon suivant : dans les endroits particulièrement fréquentés, il attachait au pied d'un chêne, une petite gargoulette en terre cuite dans laquelle il mettait quelques cacahuètes. Les singes qui venaient grignoter les glands sous les chênes, sentaient les friandises, il y en avait toujours un qui enfilait sa main dans le bocal, attrapait deux ou trois cacahuètes mais ne pouvait plus retirer la main qui augmentait de volume.
Le singe n'avait jamais l’idée de lâcher l'objet de sa convoitise pour se libérer. Kouider qui faisait le tour de ses différents pièges, arrivait alors avec un sac en jute et se jetait sur le singe qu'il enfermait dans le sac, en faisant attention de ne pas se faire mordre, car la morsure des singes était, paraît-il, très douloureuse. Quand il avait son quota de prisonniers, il les descendait sur son dos à la ferme où Monsieur Raymond le payait rubis sur l’ongle. À l’époque il le payait cinq francs l’unité et à cette époque, c'était une véritable aubaine pour ce brave Kouider... Le lendemain, c'était au tour de Monsieur Raymond de descendre avec sa camionnette à Alger, pour livrer la commande à l'Institut Pasteur. Au passage, II prenait lui aussi, un substantiel bénéfice ; malheureusement, ce n’était que ponctuel une fois par an environ.
Quand André était seul et qu’il avait un moment de liberté, il rendait visite à mon oncle Georges qu’il aimait bien ; la pauvre homme était toujours paralysé sur son lit à roulettes.
Lorsqu'il y avait un beau soleil, on le sortait dans le jardin, sous la tonnelle ombragée recouverte de plantes grimpantes. On lui faisait un peu de toilette, et parfois André le rasait avec précaution puis il lui faisait un shampooing et il le coiffait.
Alors, il se sentait bien et était heureux, ça lui faisait plaisir d'avoir de la compagnie ; II était très intéressant et connaissait beaucoup de choses dans les domaines les plus divers.
Il se tenait au courant de tout par la radio et son frère René lui avait fabriqué un petit pupitre qui lui permettait de lire les journaux ou d'autres revues. Quand André était avec lui, il lui lisait le Journal d'Alger ou alors son oncle lui apprenait à lire l'arabe qu'il parfaitement. D'autres fois, il aidait son neveu à résoudre ses problèmes, il avait une mémoire remarquable et calculait de tête plus vite que le jeune homme avec un papier et un crayon. Il aimait lui raconter des histoires qui lui étaient arrivées lorsqu'il était plus jeune, ainsi ils passaient de très bons moments ensemble.
Monsieur Raymond s'étaient résignés à mettre leur fille Micheline en pension, chez ses grands-parents Morand, à Orléansville où ils avaient une belle villa depuis plusieurs années. Pour les fêtes de Noël, toute la famille se retrouvait chez eux, enfants et petits-enfants. Un grand jardin entourait toute la villa et derrière elle, un beau terrain planté de mûriers, figuiers et oliviers, procurait une aire de jeux très ombragée.
Le grand-père y avait fait installé un grand portique avec agrès et balançoire qui faisait le bonheur des petits et des grands.
La grand-tante Alphonsine mourut vers 1945 et l’oncle Georges la suivit peu de temps après, alors qu'il était malade depuis quatorze ans. Avec le recul, il était probable que l’oncle pouvait souffrir de rhumatismes articulaires qu'on ne savait pas soigner à l’époque.
Pour sa part, André continuait ses études au Lycée de Blida puis l'Institut agricole de Maison-Carrée en prévision de reprendre l'exploitation de la ferme d'une façon plus moderne et plus rentable, bien qu’elle était déjà extrêmement moderne pour la période.
Malheureusement, les événements d’Algérie l'empêchèrent de réaliser son projet. En effet, les ouvriers avertirent Monsieur Raymond que des éléments étrangers au pays rôdaient de plus en plus dans les parages et que ce pouvait être dangereux pour lui et sa famille. Ils lui conseillèrent vivement de se replier sur Alger, ce qu’ils firent après que Monsieur Raymond eut liquidé le cheptel et matériel.
Entre temps, Georgette s'était mariée avec le kinésithérapeute qui avait soigné le pauvre Georges pendant sa longue maladie et ils habitaient Blida ou Louis avait son cabinet. Ils prirent donc avec eux la grand-mère Adrienne qui mourut quelques temps après, dans sa centième année ; elle n'avait jamais été malade, peut-être parce qu'elle s'était nourrie toute sa vie avec du lait de chèvre qu'elle trayait elle-même tous les soirs, après la rentrée des troupeaux !
ADRIENNE DANS SA 100 ANNÉE
ÉPILOGUE
En 1962, l'Algérie obtint son indépendance et ce fut l'exode pour une majorité de pieds-noirs. Avec ses parents, André resta encore deux ans à Alger où les risques étaient pratiquement inexistants ; ce qui leur manquait le plus, étaient tous les parents et les amis qui étaient partis vers la Métropole. En 1964, après avoir liquidé les deux affaires qu’ils avaient créées André et son père et moi, ils dirent un dernier adieu à leur pays si cher à leur cœur et c'était l'embarquement à destination de Marseille. Quel déchirement et quel pincement ont-ils ressenti lorsqu'ils ont vu la côte s’éloigner à jamais !
Tous les proches parents étaient partis en 1962 et s'étaient installés sur la côte d'Azur, ils s’étaient tout naturellement retrouvés dans la même région !
La tante Georgette et son époux Louis, quant à eux décidèrent de rentrer au pays d’où étaient venus la grand-mère Victorine, Valence d'Agen, la petite ville d'Alphonsine et d'Adrienne également. Ils achetèrent une maison à vingt mètre du fameux lavoir où Adrienne faisait boire ses oies quand elle avait douze ans, quelle coïncidence ! la boucle était bouclée et la merveilleuse aventure d'Algérie était terminée...
Mon père m'avait toujours dit qu'il mourrait comme son père Augustin de la prostate et le pauvre mourut en 1971, après l'opération de la prostate, suite an choc opératoire...
Ma tante Georgette vient de mourir a l'âge de quatre-vingt-treize ans, dans son « jardin » de Valence d'Agen.
Quant a ma mère, Juliette, elle est en pleine forme, à quatre-vingt-neuf ans et vit auprès de ma soeur Micheline, dans la banlieue Toulousaine. C'est aujourd'hui son anniversaire, nous sommes le 25 janvier 1995 ! ! !