Amitiés Littéraires

Amitiés Littéraires

Espoir dans le noir

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Prologue

Campagne de Belgique 1815

 

Je suis immobile depuis si longtemps que je me demande si je suis encore en vie. Mon corps est glacé, l’est-il par le froid qui règne ici depuis des jours ou est-ce la mort qui me pénètre petit à petit dans les os.

 

Je tente de me concentrer pour trouver le moyen de m’extraire de ce trou où je me noie doucement. J’essaie de toutes mes forces, rien n’y fait. Je vais devoir me résigner. Si je ne suis pas encore mort, ça ne saurait tarder. Alors je me détends et je laisse mon esprit vagabonder dans les beaux rêves que je fais depuis quelques temps et qui me forcent à tenir bon, à résister au froid, à la solitude ou au manque de solitude, au doute qu’un jour peut-être je reviendrai, je te parlerai, je te sourirai, …

 

Je rêve de toi tout le temps, surtout lorsque j’ai peur, peur de mourir, peur d’être blessé, peur à cause de ces bruits incessants de tir d’obus. Au début je sursautais à chaque coup de canon. Je mettais mes mains sur mes oreilles, me recroquevillant dans un coin comme un enfant. Et petit à petit, l’homme s’habitue à tout, même à ça. J’en ai froid dans le dos, un froid encore plus terrible que celui dans lequel je vis chaque jour depuis mon engagement.

 

Cette guerre finira-t-elle un jour ? Je crains de terminer comme beaucoup de mes compagnons d’armes entre quatre planches et dans le meilleur des cas. Pour certains il ne reste pas grand-chose à y mettre dans ces cercueils de fortune, enfin de fortune n’est pas vraiment le bon terme. Où est la fortune ? Moi qui me suis engagé justement pour faire fortune et rentrer au pays en homme valeureux, riche d’une belle expérience et couvert de médailles. Aujourd’hui j’espère rentrer tout simplement. L’idée de déserter m’est venue à maintes reprises tellement l’angoisse permanente me tenaille. Je ne le ferai jamais pour Eugénie d’abord, je n’oserai plus me présenter devant son père et sans doute pas devant elle, bien que je croie qu’elle serait capable de s’enfuir avec moi. Pour aller où ? Le bout du monde c’est certain ; rester plus près serait une erreur, son père pourrait engager des hommes pour retrouver sa fille, sa pauvre petite fille qu’un odieux personnage, moi en l’occurrence, aurait abusé. La mort serait certainement bien moins pénible à ce qui pourrait m’arriver si...

 

Dans mon trou depuis ce matin je n’ai que des idées noires, j’ai envie de pleurer mais mes yeux sont secs, j’ai envie de crier mais aucun son de mon corps n’arrive à sortir, alors en désespoir de cause je me fais de plus en plus petit. Si j’avais été plus studieux durant les cours de catéchisme j’aurais peut-être pu prier mais rien ne vient. La seule prière que je répète depuis bientôt deux ans est une incantation à une puissance supérieure susceptible de me faire passer entre les balles et les obus afin de revoir ma douce Eugénie. C’est la raison pour laquelle depuis deux jours je suis cloué au fond de mon trou espérant conjurer le sort.

 

Parfois je pense à Gustave dont je n’ai plus de nouvelles depuis une éternité. Durant près d’un an nous étions dans la même unité, lui à cheval, moi à pied. Toutefois lors des campements il nous arrivait de nous croiser ou d’avoir des nouvelles grâce à l’un de nos camarades. Lors de la dernière offensive sur la Marne, nos garnisons n’étaient plus communes. Gustave faisait partie du 2ème corps de cavalerie, qui a été rappelé en février 1814 au côté de la 6e division de cavalerie commandée par le général de brigade Antoine Maurin pour combattre sur la Marne. J’ai appris que depuis qu’il avait dû faire de grandes choses parce qu’il avait été nommé général de division. Cependant je n’ai pas eu de nouvelle de Gustave. Et malgré de belles victoires à Vauchamps, Montereau, Craonne, Reims, il y a eu quelques dures défaites à Laon, d'Arcis-sur-Aube ou encore Fère-Champenoise en mars 1814 où de très nombreux morts ont été recensés et d'autres ont été faits prisonniers. J’espère que mon ami est parmi ceux-là plutôt que parmi les morts. Après cette date notre régiment n’a plus eu de nouvelle. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir suivi les conseils de Gustave lorsqu’il s’était proposé, alors que je n'avais que douze ans, de m’apprendre à monter à cheval. C'était au-dessus de mes forces j'avais trop peur des chevaux à l'époque. Pourtant si j'avais été plus courageux j’aurais fait partie du même régiment que mon ami et j’aurais sans doute pu tenir la promesse que j’avais faite à Eugénie. Veuillez sur son frère, son inconscient de frère, toujours prêt à en découdre avec celui qui le cherchait. Dieu que j’avais peur, cette nouvelle peur me tenaillait si fort que je craignais le pire. Et si le pire était avéré comment pourrais-je m’expliquer, oserais-je seulement apparaître devant ma bien-aimée.

 

Ce jour tout m’effraie et plus le temps avance plus je suis terrifié. Une fois encore j’aurais aimé prier celui qui, s’il existe, me viendrait en aide, protégerait mon ami, me donnerait la volonté de me lever et ferait en sorte que notre chef, le grand Napoléon nous sauve enfin de cette boue, de ce noir, de cette peur et nous permette de gagner cette guerre dont nous ne voyions pas la fin. Après son retour de l'île d'Elbe, tous les soldats étaient heureux de le voir reprendre en mains ses troupes, même si en mai 1814 à l’arrivée du nouveau souverain, Louis XVIII, la population était plutôt contente car lassée de toutes les guerres napoléoniennes. L’enthousiasme n’a pas duré longtemps surtout pour nous le petit peuple. La restauration, d’après les lettres que je recevais de mon père, ne satisfaisait pas tout le monde. Les plus riches comme le clergé, les nobles, les hauts fonctionnaires, les plus prestigieuses professions libérales et riches commerçants semblaient s’en satisfaire mais le reste du peuple n’aimait guère Louis XVIII, même le comte ne le portait pas dans son cœur paraît-il et pourtant il aurait pu.

 

Tous les soldats de l’Empire n’avaient cessé de regretter notre chef. Beaucoup d’entre eux avaient dû quitter l’armée. A la suite d’ordonnance l’armée avait été réorganisée et réduite de moitié. Avec Gustave nous avions eu peur de devoir rentrer au pays, par chance nos régiments avaient été conservés ou regroupés avec d'autres. Beaucoup de nos officiers avaient été mis de côté avec une demi-solde. Nous nous étions demandé, Gustave et moi, s’ils avaient eu la chance de rentrer chez eux ou s’ils avaient regagné leur garnison dans l’attente de quelques événements à venir. Pour toutes ces raisons nous étions tous heureux du retour de notre chef suprême. Toutefois cela fait plus de quatre-vingts jours que nous avançons d’un pas et reculons de deux. Le temps est long, dur et éprouvant. Ma douce Eugénie heureusement que j’ai toutes tes lettres que je relis sans cesse pour soutenir mon moral qui est au plus bas.

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Dix-huit ans plus tôt

 

Basile a passé toute son enfance aux côtés de ses amis Gustave, Eugénie et Marie-Louise. Grâce à leur père, le comte Charles-Henri d’Artuis, il a bénéficié du même précepteur. Le comte a eu pitié de lui à sa naissance, sa mère étant décédée en couche, alors qu’elle était venue livrer le pain au château comme elle avait l’habitude de le faire depuis de nombreuses années. Elle s’était évanouie et dans sa chute elle avait perdu les eaux. Le maître des lieux n’avait pas voulu la laisser repartir et avait fait appeler le médecin de famille et son époux, le boulanger. L’enfant se présentait très mal et c’était beaucoup trop tôt.

 

Le père de Basile et sa maman avaient attendu presque dix ans avant de voir leur famille espérer s’agrandir. Lui avait quarante-cinq ans et elle trente ans. C’était un miracle de la vie qui leur avait été offert. Ils ne l’espéraient plus. Et depuis, tout s’était bien passé. A aucun moment la mère de Basile ne s’était sentie mal, bien au contraire, elle ne s’était jamais aussi bien portée.

 

Son père travaillait du soir au matin puis sa maman toute la matinée s’activait pour vendre et livrer le pain que son époux faisait chaque nuit avec amour. Vers une heure de l’après-midi, le boulanger se levait et durant quelques heures, ils profitaient d’être ensemble. Ils formaient un très beau couple. Tous les hommes de la région l’enviaient. Il était devenu une personne que l’on écoutait. Souvent il avait été sollicité pour rejoindre le conseil municipal dont Charles-Henri d’Artuis était le maire. Il avait failli accepter juste avant l’annonce de la grossesse de sa femme. Puis il s’était ravisé prétextant que sa charge de travail était déjà importante et qu’il ne voulait pas délaisser encore plus son épouse. Il était les bras, elle était la tête, il faisait le pain, elle faisait les comptes. Ils formaient une équipe formidable. Il était fort comme un turc, elle était une petite chose fragile bien que très résistante.

 

Toutefois à la suite de sa chute, elle perdit beaucoup de sang et le médecin annonça qu’il ne pourrait pas sauver la mère et l’enfant. Le mari voulait sauver sa femme. Tout fut fait dans ce sens. L’enfant à sept mois à peine ne serait sans doute pas viable de toutes les façons. Le médecin décida de délivrer la mère mais ce fut plus compliqué et long. L’attente fut si interminable et cette nuit-là le boulanger ne fit pas de pain. Le lendemain matin l’annonce tomba, la mère de l’enfant n’avait pas survécu et l’enfant était lui-même entre la vie et la mort.

 

Le comte fut terriblement abattu par la nouvelle en apparence bien plus que le mari lui-même qui durant sept jours et sept nuits disparut totalement, ne donnant aucun signe de vie à qui que ce soit. L’enfant de huit cents grammes à peine fut confié à une nourrice. Durant cette période il ne fut pas déclaré à l’état civil, aucun prénom ne lui fut attribué. Passé ce délai et grâce aux harcèlement soutenu et énergique du comte auprès de son ami, le mari sortit enfin de son état cataleptique pour se décider à enterrer son épouse. Il n’interrogea personne à propos de l’enfant qui contre toute attente avait décidé de se battre pour survivre. Le père ne voulant rien entendre, ce fut le comte qui se décida à déclarer l’enfant et à lui attribuer les prénoms de Basile, prénom de son grand-père paternel, Jean, Marie étant les prénoms respectifs de ses parents. Le nourrisson fut confié pour une durée indéterminée à sa nourrice. Tous les frais furent supportés par le comte qui savait combien il était difficile de reprendre le cours de sa vie après le décès de sa femme. Lui-même avait vécu ces mêmes épreuves après la naissance de son aîné Gustave. Par chance la mère n’était pas morte en couches et avait pu connaître son enfant. Mais alors que celui-ci avait à peine deux mois, la mère avait eu un rhume de poitrine qui l’avait emportée en moins de deux semaines. Le comte avait lui aussi vu sa vie exploser et sans l’aide de sa belle-sœur, il n’aurait pas repris pied. Jamais il n’avait imaginé pouvoir refaire surface aussi rapidement. La sœur de son épouse de dix ans sa cadette voyant le désespoir de son beau-frère avait spontanément proposé ses services aux parents de Charles-Henri qui avaient soutenu son geste. Son dévouement et l’amour qu’elle déployait auprès de Gustave avait fini par séduire le comte qui un an presque jour pour jour avait épousé Marie-Elise. Elle était alors enceinte de trois de son premier enfant lorsque tout naturellement et comme elle l’avait fait pour Gustave, elle s’était prise d’affection pour le petit Basile qui ne demandait qu’à être aimé. Six mois après naissait Eugénie.

 

Durant près de deux ans elle lui avait prodigué autant d’amour qu’elle avait pu à ces trois enfants sans aucune distinction. Mais le jour où Basile commença à parler imitant ceux qu’il considérait légitiment comme son frère et sa sœur il utilisa un mot en s’adressant à Marie-Elise qui pouvait signifier « maman ». Le comte était présent. Ce fut à cet instant précis qu’il se décida à parler à son ami Jean, le père de Basile. Il lui dirait ce qu’il avait sur le cœur depuis deux ans, qu’il devait faire son deuil et reprendre une épouse qui l’aiderait à la boulangerie et élèverait son fils et lui donnerait d’autres enfants.

Jean savait que cette situation n’avait que trop duré. Basile souffrirait suffisamment de ne pas avoir connu sa mère, il ne devait pas lui infliger en plus la douleur de ne pas être reconnu par son père. Jean prit des dispositions dans ce sens et se décida à épouser Ameline, une jeune femme de vingt-cinq ans sa cadette, qui après le décès de son épouse s’était occupé de faire tourner la boulangerie. Elle était une cousine de sa défunte femme.

 

Le comte fut heureux de cette décision et s’engagea à pourvoir à l’éducation de Basile jusqu’à sa majorité puisqu’il faisait déjà presque partie de la famille. Tous validèrent ce qui fut dit et c’est ainsi que Basile, Gustave, Eugénie et Marie-Louise grandirent ensemble. Basile bénéficia de beaucoup d’amour tant de sa propre famille que de celle du comte. Son père était très fier de lui. C’était un garçon plein de talent, très éveillé qui tenait de sa mère le goût des chiffres et de son père une grande habileté de ses mains. Et pourtant il avait étonnamment hérité de son père d’adoption un enthousiasme excessif pour la littérature. Ses études avaient vraisemblablement eu raison de cela. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, il passa les trois-quarts de son temps à étudier en compagnie de ses amis. Puis son père le prit comme apprenti-boulanger. Basile avait confié à Eugénie qu’il ne souhaitait pas devenir boulanger. Il voulait courir le monde et faire fortune.

 

Au cours de toutes ces années, les deux jeunes gens s’étaient beaucoup rapprochés. Basile et Eugénie étaient des passionnés et aimaient vraiment assister aux cours de Monsieur Dutilleul et plus précisément au cours de littérature et de philosophie. Leur précepteur leur avait fait lire René Descartes, Corneille, Charles Perrault, Racine, Jean-Jacques Rousseau, Diderot,… autant Basile était assidu autant son ami Gustave ne rêvait que de s’engager dans l’armée. Il voulait suivre les traces de son grand-père et son père, et celui-ci en éprouvait une grande fierté. Ensemble ils montaient à cheval et allaient à la chasse. Basile quant à lui après avoir travaillé une bonne partie de la nuit à la boulangerie avec son père, dormait quelques heures puis rejoignait en début d’après-midi Eugénie pour assister au cours de leur précepteur. Jamais il ne s’était plaint de ses journées harassantes. Il ne savait que trop ce que son père déciderait. En aucun cas il ne voulait mettre fin à ses cours ou faire de la peine à son père en cessant son apprentissage. Basile avait pris le parti de patienter. Il était aux côtés d’Eugénie, cela valait tous les sacrifices du monde.

 

Puis au cours de l’année 1813 tout s’était précipité, Napoléon avait encore fait appel à la conscription. Les nombreuses pertes humaines des guerres précédentes avaient décimé les troupes. Il fallait renouveler les hommes pour l’année 1814. Gustave faisait partie des jeunes à être appelés et dans le même temps le comte avait décidé de faire rentrer Eugénie dès son seizième anniversaire au couvent des Ursulines afin de parfaire son éducation dans tous les domaines incombant à une jeune fille pouvant prétendre à être mariée.

 

Eugénie fêterait ses seize ans en octobre de cette année tandis que Basile venait d’avoir seize ans le 21 août de la même année.

 

Ni l’un ni l’autre ne voulait être séparé et même si l’envie de s’enfuir ensemble leur était apparue comme une évidence, ils savaient que cette solution n’était pas envisageable.

 

Quoi qu’il adviendrait ils s’étaient promis de rester fidèles l’un à l’autre et de s’écrire tous les jours. Il était convenu qu’Eugénie devait éconduire tous ses prétendants jusqu’à ce que Basile rentre après avoir fait fortune. Mais où allait-il bien pouvoir aller pour réaliser son vœu. Il était en pleine réflexion à la boulangerie en compagnie de son père lorsque Gustave accouru leur annoncer la nouvelle. Les conscrits engagés pour l’année 1814 pourraient devancer l’appel et être enrôlés dès le mois de mars 1813. Le choc fut terrible pour Basile, si son ami partait prématurément ses plans tombaient à l’eau. Il avait repoussé le moment d’annoncer à son père sa volonté de rejoindre lui aussi l’armée. Désormais il devait faire au plus vite. Il avait besoin de son accord pour être engagé volontaire à seize ans. Très vite il échafauda un plan qui consistait à demander au comte son soutien et son intercession auprès de son père. Il devait également prévenir Eugénie. L’idée d’être un temps séparé d’elle lui était insupportable mais malheureusement nécessaire. Leur avenir en dépendait. Nous étions fin janvier et le temps pressé pour tout organiser. Le jour même Basile et Eugénie parlèrent longtemps et pleurèrent aussi beaucoup. Elle soutint son bien-aimé auprès de son père, le comte ne pouvait rien refuser à sa fille adorée. Pour cette raison, elle avait un temps envisagé l’idée de convaincre son père d’accepter Basile comme prétendant ; cependant elle n’en avait rien fait. Malgré l’amour qui lui portait et peut-être même à cause de l’amour qu’il avait pour elle, il aurait certainement refusé la demande de Basile, qu’il aimait par ailleurs énormément. La question n’était pas là ; Basile n’était que le fils du boulanger alors que sa fille pouvait prétendre à un beau mariage, déjà de nombreuses relations du comte avaient émis quelques souhaits dans ce sens. Jusqu’à présent le comte n’avait pas voulu en parler plus avant, il considérait que sa fille était encore trop jeune pour cela. Il voulait aussi continuer à la garder encore un peu auprès de lui. Bien qu’il aimât ses trois enfants, il avait une petite préférence pour Eugénie, Marie-Louise était une jeune fille fragile et réservée, souvent alitée pour des motifs qu’il ne validait pas toujours. Quant à Gustave c’était un garçon qu’il adorait mais qui ne lui donnait pas en retour autant d’affection.

 

Durant les jours qui suivirent Marie-Elise s’attela avec ses domestiques à préparer les trousseaux de Gustave et de Basile puisqu’elle était dans la confidence. Cependant tant que Jean n’était pas au courant des intentions de son fils, la chose devait rester secrète. Eugénie elle-même prépara quelques linges susceptibles d’être utiles à son bien-aimé. Elle lui confectionna en secret des mouchoirs brodés à ses initiales avec ses mèches de cheveux ainsi qu’un cache-nez.

 

Le temps passa et Jean finit par accepter le départ de son fils. Le rôle que joua le comte fut décisif. Le mois de février fila comme un éclair et le jour du départ arriva. La veille Eugénie et Basile ne cessèrent de pleurer. De son côté, son père commença à regretter sa décision. Tant de jeunes gens n’étaient pas revenus des guerres précédentes qu’il était terrorisé à l’idée qu’il puisse lui arriver quelque chose. Toute cette journée des souvenirs pénibles lui revint en mémoire comme les deux années où il n’avait pas été à la hauteur de son rôle de père et avait volontairement délaissé son enfant à la mort de sa femme. Tous ces rappels du passé lui avaient donné le courage d’aborder enfin avec son fils cette étape de sa vie dont il n’était pas fier. Père et fils s’enlacèrent et versèrent quelques larmes. Chacun avait beaucoup d’affection pour l’autre et c’est en paix avec eux-mêmes qu’ils prirent congés. Le père heureux d’avoir enfin crevé cet abcès qu’il portait depuis tant d’années comme un fardeau, le fils ravi d’être compris par son père. Il lui avait confié les raisons qui le poussaient à s’engager. Chacun d’eux était très fier de l’autre. Le père avait soutenu le fils, le fils avait conforté l’amour qu’il avait pour son père.

 

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Notes de l’auteur

 

Malgré l’échec cuisant de la campagne de Russie et surtout les pertes énormes en hommes et matériel, Napoléon ne baisse jamais les bras. Depuis sa première campagne en 1796 où il n’était qu’un officier quasiment inconnu, nommé grâce à l’appui de ses relations , presque par faveur, pour prendre le commandement de l'armée d'Italie. Ce qui devait être à l’origine, une campagne sans autre objectif que de détourner l’attention de l’Allemagne pendant qu’une grande offensive française s’apprête à l’envahir, deviendra l’année suivante pour le général Napoléon Bonaparte une véritable consécration. Toutes ses victoires successives le hissent à la hauteur des grands hommes d’état, susceptibles d’interpeler et de négocier avec les dirigeants de grandes nations françaises ou étrangères et font dire à tous que cet homme possède toutes les qualités requises d’un très grand général. Il est considéré comme un rival de valeur. Lors des batailles de Montenotte, Millesimo, Cosseria et Dego qui débuteront le 12 avril 1796, le général Bonaparte fait preuve d’un coup de force incontestable. Puis à la bataille de Mondovi le 21 avril 1796 les sardes sont mis en déroute après à peine quinze jours de combats. Chaque jour ajoute son lot de nouvelles victoires, toutes aussi évidentes et menées avec une main de maître. Ainsi la bataille du pont de Lodi qui débute le 10 mai 1796 surprend les autrichiens qui ne voient pas arriver les français qui forcent la rivière Adda. La bataille de Borghetto le 30 mai 1796 qui donne lieu à de terribles affrontements près de Valeggio donnent encore la victoire aux français. Durant les mois suivants les autrichiens seront repoussés tout d’abord vers le Tyrol lors de la bataille de Castiglione qui débute le 5 août 1796, puis dans la Mantoue durant la bataille de Bassano début septembre 1796. Là les troupes de Dagobert von Wurmser seront encore battues. Rien n’arrête le général Napoléon Bonaparte, ni les combats terribles qui durent trois jours lors du passage de la rivière Alpose durant la bataille d'Arcole mi-novembre 1796, ni aucun événement quel qu’il soit. Et mi-janvier ce sera le coup de grâce pour les autrichiens qui voient leurs efforts anéantis durant la bataille de Rivoli et la bataille de La Favorite où il leur sera impossible de sortir de la Mantoue.

 

Durant ces années 1796-1797, il n’y a pas un mois sans combat et par-dessus tout pas un mois sans victoire pour le général.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 1 mars 1813

 

…. Ce matin nous sommes partis pour le front allemand, nous devrions monter jusqu’à Berlin. Enfin si nous y arrivons…

 

… Notre paquetage s’est considérablement alourdi, casque, fusil et havresac nous voutent. En voyant mes camarades, je me dis qu’en rentrant au pays, je pourrais remplacer Caramel, le cheval que mon père attèle à sa charrette afin d’aller livrer son pain. Si tu lis ce journal un jour, ma douce Eugénie, tu pourras constater que j’ai un bon moral et plaisante tant que je peux le faire…

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Lettre de Basile à Eugénie datant du 2 mars 1813

 

Ma douce et tendre Eugénie

 

Ce matin j’ai eu le cœur déchirant en te quittant mais je sais que j’ai fait le bon choix, le seul choix pour un jour prétendre à être accepté par ton père. Heureusement notre emploi du temps ne nous laisse pas une seconde pour réfléchir ou nous apitoyer sur notre sort.

 

Aujourd’hui nous avons parcouru cinquante-deux kilomètres avant de rejoindre notre premier hébergement. Toute la journée nous avons traversé des champs, des villages où nous étions acclamés. Nous n’avons encore rien fait qui mérite un tel enthousiasme, je crois que les villageois et les paysans que nous croisons veulent juste nous donner du courage pour la suite. Tous doivent penser à leurs propres enfants, frères, pères déjà partis. Il est vrai que dans mon régiment il n’y a que de jeunes soldats d’à peine vingt ans. Je pense faire partie des plus jeunes avec mes tout juste seize ans, d’autres ont dix-sept ans mais la plupart ont entre vingt et vingt-quatre ans.

 

Certains villageois nous donnent parfois à boire ou à manger. Tous sont très généreux et même si les temps sont durs pour tout le monde. Tout au long de nos déplacements nous avons croisé d’immenses cimetières dans lesquels sont enterrés les braves soldats de l’empire qui ont perdu la vie ces dernières années et notamment de la campagne de Russie mais pas uniquement, les campagnes suivantes d’Allemagne et de France. Pas un seul village de France si petit soit-il n’a pas un cimetière avec des centaines de tombes encore chaudes. J’en ai froid dans le dos. Parfois toutes les générations d’une même famille reposent ainsi dans un même caveau. Il est vrai que nous sommes le plus souvent accueillis par des maîtresses de maison qui ont dû trouver des solutions pour subvenir aux besoins de leurs enfants orphelins de père.

 

Ce soir je réside chez la femme du maire d’un petit village au nord de Toulouse. Elle a perdu son fils de trente ans qui laisse lui-même une femme et deux enfants dans la détresse. Tout ce petit monde vit désormais chez le maire. Je les ai rencontrés au dîner. Ils m’ont posé des questions auxquelles je n’ai pas pu répondre, j’en avais presque honte mais comment leur expliquer que ma démarche n’est en fait qu’égoïste quand ils ont perdu un fils, un frère, un mari ou un père dans une guerre pour sauver la France. Je n’ai pu dire la vérité, j’ai menti expliquant que je voulais défendre mon pays.

 

Je souhaite ma tendre bien-aimée je ne te ferai pas honte.

 

Il est bientôt huit heures, tous mes membres me font souffrir, le pire ce sont mes pieds. Mes nouveaux godillots m’ont fait des ampoules à tous les orteils. Demain je mettrai deux paires de chaussettes pour atténuer le frottement, c’est la maîtresse des lieux qui me l’a suggéré, son fils lui-même avait expérimenté cette option avec beaucoup de réussite.

 

Je suis désolé de te quitter si vite, mes yeux se ferment tout seul.

Tu es dans toutes mes pensées et me donne le courage d’avancer.

 

Ton Basile bien-aimé.

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Lettre d’Eugénie à Basile à datant du 6 mars 1813

 

Mon très cher et tendre Basile

 

Que le temps m’a paru long sans toi. Je n’ai pas eu la patience d’attendre ta lettre. J’espère qu’elle te parviendra au plus vite.

 

 

Il me tarde presque de rentrer chez les Ursulines pour occuper mon esprit ailleurs qu’au château où tout me rappelle toi.

 

Tous les après-midis je suis seule avec Monsieur Dutileul et malgré cela, j’ai l’impression de ne rien apprendre. Plus rien ne rentre dans ma tête, mathématiques, histoire et même philosophie m’ennuient. Ma tête est pleine de toi mon bien-aimé Basile. Il me tarde de recevoir tes lettres pour me sentir vivante.

Père est très soucieux des événements et tous les jours après dîner il nous lit à mère et moi les nouvelles du front. Certaines nous font peur d’autres nous réjouissent. Pour ma part je n’ai pas le cœur à m’enthousiasmer pour une victoire quand cette guerre nous oblige à nous éloigner. Je connais les raisons de ton départ cependant je le regrette presque. Je prie chaque jour pour que tu reviennes que vous reveniez Gustave et toi sains et saufs.

 

Ne joue pas les héros même si tu n’attends que cela pour obtenir les honneurs que mon père saura reconnaître.

 

Pour ma part tu es déjà mon héros.

 

Je suis impatiente de te lire.

 

Prends soin de toi et tâche de veiller aussi sur mon inconscient de frère.

 

Ta fidèle Eugénie.

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Notes de l’auteur

 

Depuis l’arrivée de l’hiver 1813 le peuple français est frappé de terreur après avoir appris la destruction de la grande armée, l’empereur n’est plus invincible. Après 15 ans de victoire, il n’est pas étonnant de voir augmenter le nombre des ennemis et de voir diminuer les pays qui soutiennent encore la France. La Prusse prend ses distances et l’alliance avec l’Autriche n’est plus aussi évidente.

 

Cependant Napoléon de retour à Paris va organiser de nombreuses festivités pour entretenir ses liens avec ses alliés ou futurs alliés, ce qui ne va pas plaire à certains qui n’hésiteront pas à critiquer voire s’insurger contre ces dépenses en des temps très durs pour chacun, qu’il pleure leurs morts ou crèvent de faim. Il va également dès février permettre au ministre de la guerre de refonder une nouvelle armée grâce à un sénatus-consulte qui lui permettra de trouver plus de trois cent cinquante mille hommes, en permettant à des recrues encore plus jeunes de devancer l’appel. Trente-quatre nouveaux régiments d’infanterie seront créés auxquels vont se joindre de nombreux volontaires qui ne souhaitent pas se résigner à la défaite et veulent participer à la reconstruction de la grande armée. Certains jeunes gens s’équipent à leurs frais et d’engagent pour rejoindre ce qui deviendra la réserve de la cavalerie sous le nom de « Gardes d’honneur ». La plupart des grandes villes veulent participer à l’effort de guerre en encourageant l’enrôlement, il s’agit de sortir de cette guerre de façon honorable en signant si possible une paix durable. Tout le monde veut y croire. C’est dans cet esprit que Basile et Gustave seront intégrés respectivement dans l’infanterie et dans la cavalerie en tant que garde d’honneur, grâce à l’intervention de monsieur Le comte d’Artuis.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 7 mars 1813

 

Depuis une semaine je tiens mon journal de bord comme me l’a conseillé Monsieur Le Comte d’Artuis. Il est vrai qu’un jour je serai fier de le faire lire à Eugénie, à nos enfants.

 

J’espère être un bon soldat, héroïque si les circonstances me le permettent. Chaque jour en marchant, je ne songe qu’à ça, revenir au pays avec une médaille, les honneurs… Mes camarades n’ont pas de si grande ambition. Nombreux sont ceux qui ne savent pas lire et encore moins écrire, ne songent qu’à en découdre avec nos ennemis. Quelques-uns ne voyant rédiger mes lettres m’ont demandé d’envoyer des nouvelles à leur famille. J’ai eu peur que tous se passent le mot, depuis je reste discret lorsque j’écris dans mon journal de bord ou à l’un de mes proches. En y pensant, je me trouve égoïste, mais si j’aide tous mes camarades j’ai bien peur de ne plus avoir de temps pour m’occuper de mon propre courrier.

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Lettre de Basile à Eugénie 15 mars 1813

 

Ma douce Eugénie

 

 

Depuis mon départ, je n’ai pas l’impression d’être un soldat, mise à part notre paquetage qui n’est d’ailleurs pas encore complet, et qui pourtant est bien lourd déjà. Au fur et à mesure que nous nous dirigeons vers le front et que nous traversons la France, notre régiment grossit. A chaque halte des jeunes gens nous rejoignent. Dans l’ensemble, même si je fais partie des plus jeunes, la plupart n’ont guère plus de vingt ou vingt-deux ans.

 

 

J’espère que nous aurons des officiers un peu plus expérimentés car aucun d’entre nous n’a d’expérience dans le domaine de la guerre.

 

 

En général nous marchons entre dix et douze heures par jour. Nous parcourons une quarantaine de kilomètres en moyenne mais il nous arrive de marcher soixante kilomètres. L’esprit est bon-enfant, souvent nous nous donnons du courage en chantant des chansons que j’aurais honte de te faire écouter. Pourtant grâce à elles on oublie toutes les douleurs qui martyrisent notre corps. On a tous des ampoules à tous les orteils mais certains sont si mal en point qu’ils leur arrivent de marcher pieds nus. Parfois d'autres de nos compagnons ne peuvent même plus mettre les pieds à terre. Ceux qui encadrent notre groupe réquisitionnent des chars à bancs qui appartiennent à quelques paysans des lieux où nous passons. Cela permet aux plus fragiles de se reposer et de se soigner. Cependant les pauvres paysans n’ont plus rien pour travailler, j'ai parfois honte des conditions dans lesquelles cela se passe.

 

 

J’essaie de faire attention à mon hygiène mais d’autres ne sont pas aussi consciencieux.

Sinon, je te remercie pour tous les jolis mouchoirs que tu as brodés pour moi. J’en ai toujours un à proximité de mon cœur. Ton écharpe m’est bien utile aussi, le matin avant que le soleil n’apparaisse ou le soir à la tombée de la nuit, les températures restent très froides et je ne crois pas qu’elles se réchauffent en montant dans le nord.

 

 

Il me tarde de te lire ma bien-aimée.

 

 

Tu es toujours dans mes pensées et me donne le courage d’avancer.

 

 

Ton Basile bien-aimé.

 

Ps : ma douce et tendre Eugénie, je fais tout ce que je peux pour me tenir au courant des faits et gestes de ton frère. Nous nous voyions presque tous les soirs. Il semble s’être fait de nombreux amis. Tu le connais, il est si enjoué qu’il attire très vite les sympathies. J’espère que son côté inconscient et tête de bois ne lui attireront pas autant d’inimitiés que son côté jovial attire les amitiés.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 16 mars 1813

 

Le rythme de nos marches est soutenu. Heureusement nos pieds se sont habitués. Depuis notre départ nous avons fait cinq cents kilomètres, nous avons traversé des campagnes magnifiques même si partout la misère règne. Je suis passé de nombreuses grandes villes comme Montauban, Cahors, Brive-la-Gaillarde, Limoges, à chaque fois je suis étonné de la différence qu’il existe entre les villes et la campagne. Les gens eux-mêmes semblent différents. Et je crois bien que les paysans sont plus accueillants avec nous que les bourgeois. A chaque fois les paysans nous invitent avec le sourire à partager leur table et pourtant la grande majorité sont pauvres et ont tout juste de quoi vivre. Il est rare que nous fassions halte dans des villes sauf s’il y a un casernement à notre disposition. Cependant lors que nous les traversons, je suis toujours admiratif pour l’architecture des bâtiments.

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Lettre de Basile à son père 16 mars 1815

 

Très cher père,

 

 

Je trouve enfin le temps et le courage de vous écrire.

 

 

Pardon de ne pas l’avoir fait plus tôt mais nos journées sont harassantes, nous marchons tout le jour pour regagner le gros des troupes de Napoléon basé dans le nord de la France. Et le soir nous sommes si épuisés qu’il nous arrive parfois de nous coucher sans dîner.

 

 

Depuis mon départ j’ai traversé une bonne partie de la France et j'ai rencontré beaucoup de bonnes personnes. Tout le long des chemins nous avons pu constater combien toutes ces guerres ont fait de victimes. Les routes sont semées de cimetières remplis de tombes encore chaudes. Cela me terrifie et me donne du courage à la fois.

 

 

Le soir dans le meilleur des cas lorsque nous regagnions une grande ville, nous dormons chez l’habitant. On nous distribue en arrivant des billets de logement. Là nous avons droit au gîte et au couvert par des villageois bien aimables. La plupart du temps nous couchons dans les champs à même le sol ou sur quelques ballots de paille si nous ne trouvons pas de granges, tels des vagabonds … Mais je dois vous faire un aveu, j’aime dormir à la belle étoile.

 

 

Je voulais vous remercier d’avoir accepté mon engagement. Je n’ai jamais voulu vous faire de peine mais le métier de boulanger ne me plaisait vraiment pas. Je vous demande pardon... J’aurais pu choisir un autre métier et rester à vos côtés mais c’était au-dessus de mes forces. J’aurais dû affronter chaque jour votre tristesse, pour cela aussi je vous prie de bien vouloir me pardonner et de m’excuser d’avoir été aussi faible. Je suis certain que votre second fils saura vous honorer en prenant votre suite. C’est un gentil garçon qui bien avant mon départ alors qu’il n’avait que huit ans ne cessait de me posait mille questions sur ce que chaque nuit nous faisions à la boulange. A mon avis dès ses douze ans il pourrait être un très bon apprenti.

 

 

Je dois vous faire un second aveu. Je voulais partir pour des terres lointaines afin de faire fortune, puis l’enrôlement de Gustave et la détresse d’Eugénie de voir son frère seul sur les routes m’ont décidé à m’enrôler à mon tour. Et comme je vous l’ai avoué mon intention est de me distinguer au front à défaut de pouvoir faire fortune. Vous savez combien votre ami, le conte, respecte les soldats.

 

 

Votre fils qui n’a jamais douté de votre affection.

 

 

Embrassez pour moi toute la famille.

 

 

Basile

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Lettre de Basile à Monsieur Le Conte 17 mars 1813

 

Monsieur Le Conte

 

Je prends enfin le temps de vous envoyer un petit mot afin de vous remercier à nouveau pour votre soutien et votre insistance auprès de mon père. Je sais combien il était contre le fait que je m’engage. Son souhait était de me voir prendre la suite à la boulange. Et même si je souhaitais vivement m’engager, je ne voulais pas lui faire de peine et risquer de partir quelque peu brouillés. Vous avez su parfaitement choisir les mots afin de permettre à mon père d’envisager mon engagement et mon départ sous un autre aspect. Je vous remercie également d’être intervenu pour moi afin que je puisse intégrer l’unité de Gustave, un régiment d’élite où seul je n’aurais certainement pas eu de place. J’espère que je serai digne de votre confiance. Je ferai tout dans ce sens, soyez-en sûr. Et comme vous me l’avez conseillé avant mon départ, je tiens bien à jour mon journal de bord. Les cours de Monsieur Dutilleul me permettent d’être le plus précis possible. De nombreuses séances de littérature et d’histoire de France me reviennent en mémoire et m’aident à structurer mes propos.

 

Je vous prie de bien vouloir présenter mes respectueuses salutations à toute votre famille. Vous me manquez tous bien que le temps ici passe si vite que nous n’ayons pas une minute pour nous ennuyer.

De votre côté la maison doit vous sembler bien vide sans Gustave.

 

Vous êtes tous dans mes pensées, cela me donne le courage dont j’ai besoin pour avancer et me battre quand il sera temps.

 

Je vois Gustave très souvent, il me semble heureux. Dites à Eugénie que je veille sur lui comme je lui ai promis.

 

Bien à vous, votre dévoué et redevable Basile

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Journal de bord de Basile Carpentier – 17 mars 1813

 

J’ai appris par l’un de mes compagnons qui lui-même l’avait appris par une autre personne, que les russes étaient entrés à Berlin et qu’il y a eu un traité d’alliance entre les anglais et les suédois, je me demande ce que ce traité va impliquer.

 

Nous avançons toujours régulièrement, nous traversons désormais le massif central, les nuits sont encore très fraîches dans les montagnes. Plus nous approchons de la capitale, plus j’ai le cœur serré. Et mille questions me passent par l’esprit. Je voudrais avoir la chance d’entrer à Paris, de voir la Seine couler le long des quais. Il paraît que l’Arc-de-Triomphe avance à grands pas. Et je voudrais aussi entrer dans la cathédrale Notre-Dame. Souvent au retour de l’un de ses passages à Paris, Monsieur Le Comte nous racontait ce qu’il avait vu là-bas. Je l’enviais pour cela, et je rêvais d’un jour, moi aussi avoir la chance de monter visiter Paris. Lorsqu’il nous décrivait le Palais du Louvre, je n’en croyais pas mes oreilles, plusieurs il s’y était rendu. Il avait vu également la Place Vendôme puis assisté à la Révolution à sa destruction. Le comte ne comprenait pas que l’on puisse détruite ce qui appartenait à l’histoire de notre pays. Il adorait à l’épode se promener avec sa femme dans Paris, ils avaient avant de venir s’installer dans la province du Languedoc dont sa famille était issue, une vie sociale et culturelle débordante. Son épouse aimait aller au théâtre. Eugénie tient de sa maman le goût de la littérature.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 19 mars 1813

 

De nouveaux conscrits se sont joints à nous hier. Nous sommes désormais des milliers à déambuler le long des routes de France. Tout le monde a hâte d’atteindre la frontière allemande. La plupart veulent en découdre avec nos ennemis, les autres n’ont qu’une envie, déserter.

 

J’ai vu hier Gustave, il est heureux, toutefois j’ai appris par lui qu’un certain nombre de ses compagnons, faisant partie de la cavalerie, ne possédaient pas de montures. Ils étaient comme nous à pied. Napoléon peste de ne pas avoir suffisamment de chevaux pour son armée et réquisitionne tous ceux qu’il peut trouver. Comment prendre de vitesse l’ennemi sans pouvoir reconnaître le terrain et tenter de dénicher celui-ci, sans pouvoir le pourchasser lorsqu’il fuit.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 20 mars 1813

 

…. J’ai appris ce matin que la Prusse a décidé de rejoindre la coalition et qu’elle avait officiellement déclaré la guerre à la France. Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume a signé un accord qui a scellé son alliance avec la Russie et a déclaré la guerre à la France. Cela ne dit rien qui vaille. D’après les rumeurs, nous allons très rapidement rejoindre le front allemand et Berlin où les troupes de l’ex-beau-frère de Napoléon, Eugène de Beauharnais a besoin de soutien. Le nombre de nos ennemis grossit chaque jour davantage.

 

Nous avons appris qu’un nouveau Sénatus-consulte allait mobiliser encore cent soixante mille hommes supplémentaires. A force d’enrôler tous ces hommes et d’en faire tuer par milliers dans toutes ces guerres qui se suivent, restera-t-il encore des hommes pour revenir un jour au pays lorsque la paix sera signée.

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Lettre d’Eugénie à Basile 22 mars 1813

 

Mon cher et tendre Basile

 

Tes lettres me remplissent de joie à chaque fois que je les reçois. Je suis d’ailleurs étonnée avec quelle rapidité elles me parviennent. Heureusement que j’avais tes lettres pour me sentir vivante.

 

Dieu que le temps passe lentement. Par chance père me consacre plus de temps. Il se rend compte que le mois d’octobre va bien vite arriver et qu’après il ne m’aura plus à ses côtés. C’est la raison pour laquelle j’ai remplacé Gustave dans toutes leurs activités. J’accompagne père dans ses longues chevauchées parfois même il m’emmène à la chasse avec lui cependant pour rien au monde je voudrais tuer un animal. Je suis si heureuse de cette complicité. Nous parlons énormément de philosophie et parfois nous abordons quelques sujets un peu plus politiques. Sans le départ de Gustave je n’aurais jamais eu cette chance. Je m’en veux d’avoir de telles pensées à l’encontre de mon frère. C’est incroyable ce dont notre esprit est capable.

 

Sache que malgré ses vilaines pensées, tu me manques chaque jour davantage. Les cours de Monsieur Dutilleul ne sont plus aussi agréables qu’avant ton départ.

 

Depuis quelques jours avec maman et Marie-Louise nous préparons mon trousseau pour mon entrée au couvent des Ursulines. Dans un de mes précédents courriers je t’ai dit qu’il me tardait presque de partir toutefois depuis que mon père s’occupe de moi comme il le fait, je n’ai plus du tout envie de partir.

Je suis impatiente de te lire.

 

Prends soin de toi.

 

Ta très fidèle Eugénie.

 

Ps : Je te remercie de me donner des nouvelles de mon égoïste de frère qui ne s’est pas encore donné la peine d’écrire à nos parents.

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Lettre de Basile à Eugénie 29 mars 1813

 

Ma tendre Eugénie

 

Depuis mon dernier courrier, j’ai assisté à quelques scènes qui m’ont perturbé. Alors que des jeunes comme Gustave et moi-même sont heureux de s’engager aux côtés des troupes françaises d’autres refusent la conscription. Un très grand nombre ne se présente pas le jour de leur enrôlement, couverts par leurs parents qui les incitent à fuir dans les forêts ou les montagnes, les préfets ont dû prendre des mesures très sévères à l’encontre des parents, allant jusqu’à leur infliger de lourdes amendes. D’autres se sont eux-mêmes suppliciés en se rendant malade, parfois en se mutilant, se faisant arracher toutes leurs dents ou simulant quelques malformations. C’est ainsi que j’ai vu arriver l’autre jour, un jeune tout tordu, boîtant et bavant. Voici pourquoi j’ai été troublé. Ce pourrait-il que ces jeunes gens soient au courant de choses qui nous échappent et qui pourraient nous terrifier si nous étions au courant. Ton père devrait savoir ce genre de chose. Tu pourrais discrètement lui en parler. Je me fais sans doute des idées, ces jeunes sont peut-être tout simplement des lâches.

 

 

Ma douce ne t’inquiète pas, en ce qui me concerne, tout va bien. Nous avons enfin atteint notre casernement au nord de Paris. Jusqu’à présent nous n’avons jamais dormi dans un bâtiment aussi prestigieux.

 

Aujourd’hui je me sens vraiment soldat. Nous avons retrouvé des hommes de tous les coins de France. J’ai croisé de nombreux officiers qui pour certains ont déjà combattu aux côtés de notre chef suprême le grand Napoléon qui n’est d’ailleurs pas si grand que cela, voire même plutôt petit mais je ne l’ai vu que de loin…

 

C’est la première fois que je croise des hommes bien plus vieux que moi et que tous ceux qui viennent de s’enrôler. Certains racontent des tas d’histoires complètement incroyables parfois terrifiantes quelques fois amusantes. En fin de journée on nous a attribués tout ce qui nous manquait encore dans notre paquetage. Outre mon havresac que j’avais eu lors de mon enrôlement avec ma couverture, quelques chemises et chaussures de rechange, j’ai reçu une giberne, des cartouches et u fusil qui pèse si lourd que je me demande comment nous allons faire pour tout porter.

 

Demain sera notre premier jour de formation notamment au maniement des armes. Il semblerait que trop de jeunes engagés ont eu tant d’accidents que désormais nous avons tous obligation de suivre ces journées d’instruction.

 

 

J’ai appris que Napoléon avait dû adopter de nouvelles tactiques de combat tant les nouvelles recrues étaient inexpérimentées. Toutefois notre chef est si brillant qu’il a trouvé des moyens pour contourner la jeunesse et parfois l’incompétence des conscrits.

 

Un vieux soldat d’au moins soixante ans nous a raconté comment « Le petit caporal », c’est comme cela qu’il appelait Napoléon, a enfoncé le front ennemi en réunissant tous ses hommes pour faire corps et foncer tête baissée tels des béliers écrasant tout sur son passage. Cette histoire nous a beaucoup fait rire.

 

Je ne suis pas certain que l’art de la guerre se réduise à cela.

 

 

Tu es toujours dans mes pensées et me donne le courage d’avancer.

 

 

A l’avenir, le combat risque de me prendre tout mon temps. Ne t’inquiète pas si tu n’avais pas autant de nouvelles de moi.

 

Je ferai tout de même le maximum pour t’écrire au plus vite.

 

Ton Basile bien-aimé.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 29 mars 1813

 

Une partie de nos troupes basée à Dresde a évacué la ville.

 

Les histoires que nous racontent les anciens nous effraient un peu, mais pour la plupart d’entre nous elles nous donnent du courage surtout lorsque nous avons la chance de rencontrer Napoléon. Il a une attitude étonnante avec nous, les petits soldats, enfin c’est ce que m’ont dit ceux qui ont eu cette chance. A chaque fois qu’il s’adresse à l’un d’entre nous, il le fait avec beaucoup de gentillesse. Il semblerait qu’il lui suffise de croiser une fois un soldat pour qu’il se rappelle son nom et le lieu où il l’a croisé la première fois. C’est le signe d’une fantastique mémoire.

 

Lorsque j’ai appris que les plus anciens soldats l’appelaient « le petit caporal », j’ai cru que cela pouvait le mettre dans une rage folle, il en est capable, ses colères peuvent raisonner dans tout le campement. Eh bien non, au contraire, cela l’amuse, il l’accepte de leur part alors même qu’il est intransigeant vis-à-vis des relations qu’il peut avoir avec ses maréchaux. Tous les simples soldats lui vouent une véritable vénération. Cet homme si brillant sait qui est prêt à mourir pour lui et même s’il a besoin de ses officiers, ses hommes de troupes donneraient leur vie pour lui et pour la France. Je n’imaginais pas combien tous étaient soudés derrière lui.

 

Je n’ai pas encore eu la chance et l’honneur de le croiser mais je ferai tout pour cela.

 

Je me souviens que lors de mes hébergements précédents je n’ai pas osé dire la vérité sur les motifs de mon engagement dans l’armée de Napoléon, aujourd’hui je sais que je suis comme tous les autres soldats prêts donner ma vie pour lui. (Si tu lis cela ma douce Eugénie sache que je suis aussi prêt à donner ma vie pour toi également). 

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Lettre de Basile à Monsieur Le Conte le 3 avril 1813

 

Monsieur Le Comte,  

 

 

Nous sommes partis ce matin pour le front allemand.

 

 

Vous avez sans doute appris que la Prusse a rejoint la sixième coalition. Le roi de Prusse Frédéric Guillaume a signé un accord qui scelle son alliance avec la Russie et a déclaré la guerre à la France. Le traître !!! Cela ne dit rien qui vaille.

 

 

D’après les rumeurs nous devrions rapidement rejoindre Berlin et les troupes de l’ex-beau-fils de Napoléon, Eugène de Beauharnais qui a un urgent besoin de soutien.

 

Nous avons su qu’un nouveau sénatus-consulte allait mobiliser plus de cent soixante mille hommes supplémentaires, la grande armée sera heureuse d’accueillir tous ces nouveaux soldats, elle aussi requière de l’aide. Toutefois à force d’enrôler tous les hommes du pays et d’en faire tuer tant et tant dans toutes les guerres qu’engage notre empereur, je me demande s’il en reste encore quelques-uns à vos côtés pour vous aider dans toutes les besognes aux champs et si une fois la paix signée, des hommes reviendront au pays ? Qui d’entre-nous reviendra ?

 

Les histoires que nous racontent les anciens nous effraient un peu mais nous donne aussi beaucoup de courage surtout lorsque nous avons la chance de croiser Napoléon. Vous savez sans aucune comment il est avec nous, simples soldats. A chaque fois qu’il s’adresse à l’un d’entre nous, il le fait toujours avec beaucoup de gentillesse. Il parait qu’il lui suffit de croiser une fois un de ses soldats pour se rappeler son nom et le lieu où il l’a rencontré. N’est-ce pas le signe d’une fantastique mémoire.

 

Lorsque j’ai appris que les plus vieux soldats du régiment le surnommé le « petit caporal » après la bataille de Lodi, j’ai cru que cela pouvait le mettre dans une rage folle. Bien au contraire, cela l’amuse, il accepte beaucoup de leur part alors même qu’il est intransigeant vis-à-vis de ses maréchaux. Tous les simples soldats lui vouent une véritable vénération qu’il leur rend au centuple. Notre chef sait exactement qui est prêt à mourir pour lui. J’ai moi-même une grande admiration pour lui et comme tous mes camarades je suis prêt à donner ma vie pour lui et pour la France.

 

 

Je comprends désormais mieux votre enthousiasme lorsque vous parliez de la guerre avec Gustave et moi-même. Et je ne vous remercierai jamais assez d’avoir intercédé en ma faveur auprès de vos relations pour me permettre d’intégrer la « garde d’honneur ».

 

J’espère que vous avez eu de bonnes nouvelles de Gustave. J’ai appris qu’il était désormais affecté au quartier général de Napoléon. Quelle chance il a.

 

 

Monsieur Le Comte, je vous remercie de présenter mes respectueuses salutations à votre épouse et à Eugénie.

 

Bien à vous, votre dévoué et redevable Basile.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 14 avril 1813

 

Le front allemand

 

L’accueil des personnes qui nous hébergent le soir n’est plus le même. Et bien que nous soyons des alliés par le mariage j’ai bien peur que seul le prince et tous les dignitaires qui ont signé le pacte de coalition sont avec les français, le peuple n’est pas avec nous. J’ai entendu l’autre soir une conversation à laquelle je n’aurais jamais dû assister. Et ce fut bien involontaire de ma part. En descendant prendre le frais dans le jardin j’ai perçu bien malgré moi des voix venant des cuisines. Un groupe d’hommes s’invectivaient. Je n’ai pas voulu être indiscret mais leur voix était si forte qu’il m’aurait fallu être sourd pour ne point les entendre. L’un deux disait que le pacte ne devait pas être rompu et les autres lui répondaient que jamais ils ne se battraient contre les prussiens ou les russes car ils étaient des frères de sang et qu’il était plus grave de trahir un frère de sang qu’un ennemi devenu un ami par mariage même s’il s’agissait d’un mariage royal.

 

Sur le moment je n’ai pas compris de quoi il s’agissait mais lorsque le nom de Napoléon a été prononcé j’ai compris qu’ils parlaient du mariage de l’empereur avec l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, fille de l'empereur François Ier d'Autriche et les ennemis devenus des amis n’étaient autres que nous, les français.

 

En remontant me coucher, j’en ai eu froid dans le dos. Je dormais dans le lit de ceux qui souhaitaient notre mort !!! Je mangeais aussi à leur table et en y songeant cela n’avait définitivement coupé l’appétit. Pourtant tous ces gens m’avaient paru si gentils… Heureusement le lendemain matin on nous avez demandé de préparer notre paquetage. Nous repartions sur les routes et j’en fus ravi. J’ai tout juste eu le temps de rentrer rassembler mes affaires, puis de saluer la maîtresse de maison tandis qu’elle me remettait pour la route un petit colis dans lequel, me disait-elle, elle avait mis du fromage, du pain et du vin. Je la remerciais et filais.

 

De la journée je ne touchais pas à mon colis. Je n’ai même pas osé je donner à l’un de mes camarades de peur qu’il puisse s’empoisonner !!! Le soir venu à l’abri des regards j’ai vidé le vin, jeté le fromage et le pain dans la rivière. Après coup j’ai eu un peu honte mais tout ceci avait été si soudain qu’instinctivement j’avais paniqué. Quelques jours après alors que nous faisions bivouac dans un petit village, je décidais d’aller me confesser. Le curé m’a vivement sermonné me disant qu’aucun homme ne ferait pareil chose sans risquer la damnation éternelle. Il m’a demandé de réciter cinq « Notre père » et trois « Je vous salue Marie ». Et m’a interdit de boire du vin durant toute la semaine qui arrivait.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 16 avril 1813

 

Aujourd’hui nous avons marché sous une pluie battante. Les chemins que nous avions empruntés étaient boueux et glissants. Nombre d’entre nous s’était retrouvé les quatre fers en l’air. Ce n’était pas drôle pourtant cela nous faisait rire malgré tout, jusqu’au moment où c’est à mon tour que j’ai fait rire. J’aurais aimé rire de moi-même mais je m’étais tant enfoncé dans la boue que je n’arrivais plus à m’en extraire. Par chance trois de mes camarades m’y ont aidé. Une heure après nous atteignions notre campement où j’ai mis plus d’une heure à retirer mes vêtements et à me décrasser.

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Lettre de Basile à Eugénie 17 avril 1813

 

Ma tendre Eugénie

 

Nous sommes sur le front allemand, nous devrions monter jusqu’à Berlin. Enfin si nous y arrivons. Notre paquetage s’est considérablement alourdi, casque, fusil et havresac nous voutent. En voyant ainsi mes camarades, je me dis qu’en rentrant au pays, je pourrais aisément remplacer Caramel, le cheval que notre père attèle à sa charrue afin d’aller livrer son pain. Comme tu peux le constater je garde le moral et plaisante tant que je peux encore le faire.

 

Depuis ces derniers jours le temps est froid, humide et il me semble que les journées sont plus courtes que chez nous à la même période. Hormis la langue, la vie dans la campagne allemande semble être la même que dans la campagne française. Les paysans sont aussi démunis que chez nous. Les temps sont durs pour tout le monde.

 

 

En entrant en Allemagne j’ai cru que ma vie allait changer que la guerre pourrait nous surprendre aux détours d’un chemin. Il n’en ait rien. Ici aussi les boulangers font leur pain, les commerçants ouvrent leur échoppe, les riches vivent richement et les pauvres restent pauvres. La vie suit son cours.

Une chose change tout de même c’est le temps. Jour et nuit, on a l’impression que le froid nous pénètre les os.

 

Depuis 10 jours il ne cesse de pleuvoir les nuits sont encore bien glaciales.  D’habitude chez nous, les jours rallongent et à cette période le soleil apparaît fréquemment.

 

Sinon je n’ai pas vu ton frère depuis longtemps mais je sais que son régiment est parti ….

 

Tous les jours nous croisons sur les routes des hommes venus de partout rejoindre la grande armée de Napoléon, des russes, des prussiens, des Allemands…

 

J’aurais aimé me faire quelques bons amis avec qui j’aurais pu après la guerre correspondre, éventuellement les visiter, cependant à quoi bon faire tous ses plans. Tu connais mon côté réservé, pourquoi faudrait-il que je me fasse violence au risque de voir disparaître ceux-ci à la première bataille.

Comme tu peux le constater mon esprit pour une fois est morose, le temps sans doute y est pour quelque chose et les nouvelles du front aussi. Surtout celles que nous donnent les anciens.  Ils sont réalistes ou fatalistes car ils pensent que quelle que soit l’issue d’une bataille il y a toujours des perdants des deux côtés, et de nombreux morts de part et d’autre.

 

Plus j'y pense et plus j'ai peur, non pas de mourir car la cause est belle, nous nous battons pour notre liberté mais j'ai peur de te laisser toute seule, je pourrais plus pouvoir te voir, te parler.

 

Je suis impatient de te lire ma bien-aimée

 

Ton Basile bien-aimé.

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En relisant son courrier Basile n'est pas fier de lui. Il plie sa lettre et la place dans son journal de bord, il n'enverra pas ce message à Eugénie. Il doit absolument lui épargner ses divagations et rester dans ses échanges avec elle le plus éloigné possible des conséquences de la guerre tant sur les hommes que sur son moral.

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Notes de l’auteur

 

Après quinze années de victoire, la défaite en Russie de celui qui apparaissait comme invincible, et la destruction de la grande armée, les français sont frappés de terreur. Au retour de Napoléon sur Paris, certains parisiens commencent à critiquer l’attitude de l’empereur qui organise de grandes festivités totalement déplacées eu égard à l’état de la France et des français. Cependant durant l’hiver 1813, outre ses tentatives pour plaire aux souverains qui petit à petit n’hésitent pas à se désolidariser de la France, Napoléon met en place de grosses réformes afin de réorganiser son armée. Au cours de la sixième coalition et notamment au début de la campagne d’Allemagne, il réussit à lever grâce à un sénatus-consulte plus de trois cent cinquante mille hommes qui vont rejoindre les troupes de la Grande Armée. Plus de trente-quatre nouveaux régiments d’infanterie vont voir le jour. Et malgré certaines critiques de la société intellectuelle, les français restent très fidèles à Napoléon. La terrible défaite contre les russes motivent et encourage les français partout sur le territoire à se porter volontaires. Toutes les grandes villes veulent participer à la reconstruction de la grande armée et vont preuve de beaucoup d’imagination dans ce sens pour encourager chacun de ses concitoyens à s’engager. C’est ainsi qu’en plus de tous les conscrits de nombreux jeunes gens, voire très jeunes s’équipent à leurs frais et rejoignent ce qui deviendra la réserve de cavalerie sous le nom de « gardes d’honneur » avril 1813. C’est en son sein que Basile sera intégré. Une grande partie des nouvelles troupes auraient dû rejoindre les drapeaux en 1814 et 1915 mais des textes vont leur permettre de rejoindre leurs aînés par anticipation dès l’année 1813. Ils étaient si jeunes que la plupart étaient encore imberbes et avaient été surnommés « Les Marie Louise ». Parmi tous ces jeunes garçons se trouvaient de nombreux allemands, hollandais, italiens, français dont Gustave.

 

La situation de l’Empereur n’est pas des plus aisée, malgré les nombreuses recrues, il manque cruellement de cavalerie, il n’en possède que seulement quinze mille. Si l’Empereur veut poursuivre sa tactique qui consiste à prendre l’ennemi de vitesse, il doit pouvoir demander à ses troupes d’avoir toujours un temps d’avance, tant dans la reconnaissance du terrain, que lorsque qu’il veut surprendre et débusquer l’ennemi, ou ne pas lâcher ses ennemis même lorsque ceux-ci battent en retraite. Les français le savent et là aussi ils n’hésitent pas à faire don de leurs chevaux car les ennemis de Napoléon et de la France grossissent chaque jour un peu plus. La coalition attire désormais depuis le 17 mars 1813 les prussiens qui n’hésitent pas à inviter les membres de la Confédération du Rhin à les rejoindre, mi-mars celle-ci sera dissoute. Le 12 mars les français fuient Hambourg tandis que le 18 mars 1813 les russes y entrent. Les allemands reçoivent les cosaques à bras ouverts et l’ancien régime et rétabli. Le port est à nouveau ouvert aux marchandises qui viennent notamment de l’Angleterre au grand bonheur des anglais. Voilà pourquoi tous les ennemis de France marchent bientôt sur la France. Les Russes accompagnés des Prussiens traversent le Niémen, les Autrichiens voient venir tandis que les anglais sont ravis d'autant que Wellington basé en Espagne se dirige à grands pas vers la frontière française. De son côté Charles de Suède qui n'est autre que l'ancien maréchal de France Jean-Baptiste Bergamote, qui a reçu l'aval de Napoléon malgré sa disgrâce en 1809 devient roi de Suède en 1810, sans doute espérait-il qu’il reste dans l’alliance française. Durant quelques temps, le nouveau roi Charles XIV soutient le blocus continental mais conscient qu'il risque de perdre son trône il rejoint les coalisés le 11 mars 1813. La Prusse, la Russie et la Suède rejoignent la 6e coalition, les coalisés sont désormais à la tête de trois grandes armées :  le général russe Levin August von Bennigsen, d'une part à la tête de soldats russes et prussiens, le général Gebhard von Blücher, d'autre part, à la tête d’une armée prussienne et enfin le roi de Suède Charles XIV à la tête de soldats suédois, russes et prussiens.

Les coalisés russes, prussiens et suédois se soutiennent pour reprendre l’Allemagne et attaquer les français. Le roi de Suède aux côtés du général russe Levin August von Bennigsen assiégera Dantzig et le général Gebhard Leberecht von Blücher à la tête de ses soldats en grande majorité prussiens entreront en Allemagne.

 

Un seul homme est capable de tenir tête à l'Europe coalisée après la terrible déroute de Russie.

 

Depuis le 15 avril, Napoléon fort de ses 350 000 hommes sous ses ordres se dirige à grands pas vers l’Allemagne où il est sûr de son triomphe. Cette victoire est nécessaire après la défaite cuisante en Russie.

 

C’est sans compter que cette défaite avait donné à de très nombreux pays l’envie de s’unir pour combattre Napoléon qui n’est plus le personnage à l’armée invincible. C’est notamment en Prusse qui devait normalement fournir des hommes à Napoléon. Au printemps 1813, les prussiens commencent à être hostiles à Napoléon et c’est la raison qui va les pousser à créer une armée territoriale qui se joint aux russes.

 

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Pensées d’Eugénie

 

Depuis le départ de Basile et de son frère Gustave, Eugénie passe une grande partie de ses journées avec son père. Elle n'a jamais été aussi heureuse. Elle a un peu honte parfois de se sentir si épanouie sachant que les deux personnes qu'elle aime le plus risquent leur vie à la guerre. Cependant les nombreuses lettres de Basile ne font pas état de violence. Il ne parle jamais de la guerre telle qu'elle était décrite régulièrement dans le journal de son père. Tous les faits rapportés par les journalistes lui avait fait craindre le pire au point de vouloir empêcher Basile de s'engager. Aujourd'hui la guerre lui semble bien lointaine et presque sans risque... Ou du moins Eugénie tente de s’en persuader consciemment ou inconsciemment. Toujours est-il qu'une telle attitude lui permet de se sentir un peu moins coupable de vivre en compagnie de son père les plus beaux moments de sa vie grâce au départ de son frère. Depuis des mois, Eugénie passe de longues heures à prier, ce qui fait dire à son père qu'il a pris une bonne décision en décidant de faire entrer sa fille au couvent des Ursulines dès son seizième anniversaire, un emploi du temps bien rempli lui permettrait de libérer son esprit des frayeurs de la guerre.

 

Ce qu'ignore son père c'est qu’Eugénie prie surtout pour que rien ne change : ses balades à cheval, ses parties de chasse, ses visites dans les métairies, et son implication journalière aux côtés de son père. Elle s'en veut terriblement de souhaiter pour son frère et pour Basile un avenir aux antipodes. Et si elle prie pour demander à Dieu de protéger Basile et Gustave, là s’arrête la comparaison. Alors qu'elle attend le retour de Basile avec fébrilité, elle espère que son frère ne rentre pas trop rapidement. Pour ces vilaines pensées rendues possibles uniquement à cause ou grâce à leur enrôlement dans l'armée, elle prie pour demander pardon à Dieu. Cependant chaque jour elle tente de se persuader que son frère doit être aussi heureux qu'elle même en ce moment. Depuis toujours ou presque il admirait leur père en tant qu'officier de la Grande Armée et son plus cher désir était qu’un jour il puisse lui-même intégrer un corps d'armée. C’était chose faite !!! C'est dans cet état d'esprit tourmenté et épanoui qu'elle poursuit son chemin entre études avec son précepteur et plaisir avec son père.

 

Jusqu'à présent Eugénie écrit régulièrement à Basile pourtant à aucun moment elle ne songe à lui confier ce secret. Elle n'ose même le confesser à Monsieur le curé. Ses seuls recours sont la tenue journalière de son journal intime et une correspondance soutenue avec son ami d'enfance Marie-Antoinette.

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Notes de l’auteur

 

Le 25 avril 1813, Napoléon, après avoir confié la régence à l’impératrice Marie-Louise, décide de prendre la tête de son armée à Erfurt. Il rejoint Eugène de Beauharnais, son ex-beau-fils. Il est désormais à la tête de plus de 120 000 hommes.

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Journal de bord de Basile Carpentier 25 avril 1813 Erfurt

 

Aujourd'hui l'empereur est venu passer ses troupes en revue sur le front allemand. Il s'est adressé à nous tous, simples soldats comme si nous étions ses enfants, comme si nous faisions partie de sa famille. Chaque mot qu'Il a prononcé, était destiné à chacun d'entre nous, jeunes et vieux mais surtout aux jeunes troupes comme moi. D’après les anciens, Il connaît l'état d'esprit de ses hommes et lorsqu'Il sent du relâchement au sein de ceux-ci pour quelque raison que ce soit, le découragement, la fatigue ou tout simplement une certaine lassitude dû parfois à un temps pluvieux, humide qui nous poursuit ce mois-ci et qui trempe tout et tout le monde au point que nous n'arrivons plus à nous sécher, que nous avançons dans de la boue jusqu'aux genoux, Il passe en revue ses troupes. Napoléon force l'admiration générale et sait nous redonner le courage d'avancer et de gagner du terrain. Je dois reconnaître que je n’avais jamais imaginé qu’un homme pouvait avoir autant d’influence sur des centaines voire des milliers d’autres hommes. Aujourd’hui, je comprends mieux ceux que certains d’entre nous tentaient de nous dire lorsqu’ils nous racontaient d’anciennes campagnes.

 

Avant la venue de l’empereur, un vieux briscard, pour nous donner du courage, a tenté de nous faire comprendre que ce que nous vivions ces dernières semaines n’étaient rien à côté de ce qu'ils avaient vécu en Russie aux côtés de leur chef suprême pourtant il reconnaît qu’aujourd'hui l’état d'esprit général est bien différent. Depuis le début des guerres engagées par Napoléon de nombreux d'étrangers constituent son armée. Généralement tous les soldats se soutiennent et se battent à ses côtés pour le meilleur et pour le pire, aujourd’hui que nous nous battons sur le front allemand les choses changent pour certains de ces mêmes soldats : les soldats allemands. Ils doivent se battre contre ceux qu’ils considèrent comme leurs compatriotes avant de les considérer comme des adversaires.

 

Quand le soir les tirs cessent et que l’obscurité nous envahit, nous sommes parfois perdus dans ce silence si oppressant que nous nous regroupons le plus possible autour des feux de camps, telles les grappes de raisins sur les ceps de vigne peu avant les vendanges. Sans doute espérons-nous que la chaleur des flammes et la proximité de nos voisins nous protègent et nous réchauffent un peu. Et puis c’est aussi l’occasion d’écouter les plus anciens soldats nous raconter leurs campagnes. Certains sont aux côtés de Napoléon depuis le début, ils paraissent si vieux et nous si jeunes que l’on s’étonne de si bien cohabiter. C’est grâce à eux que nous tenons le coup et gardons espoir. Ils ont vécu tant de choses qu’ils nous racontent le soir autour des feux qu’ils nous donnent envie de vivre de pareils exploits.

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Journal de bord de Basile Carpentier 29 avril 1813 Passage de la Saole

 

Aujourd’hui nous nous sommes mis en formation pour attaquer, c’est note première bataille.

On a formé les carrés avec au centre les officiers, les sapeurs et les tambours. Puis notre capitaine a crié : « Serrez les rangs » et le canon a tonné, la fusillade s’est engagée. Bientôt un trou s’est formé dans notre carré. C’est à cet instant où tout et tout le monde vole en éclat que j’ai pris réellement conscience que la guerre était là, où plutôt que j’étais là au centre de la guerre. Et puis les carrés se sont reformés. Notre capitaine a repris :

 

« Halte, 1er rang, genou à terre,  

-          Croisez les baïonnettes

-          Apprêtez armes

-          Attention au commandement…

-          En joue … feu …

Ces mots sont définitivement gravés dans ma mémoire.

 

Nous étions toujours le genou à terre lorsque notre capitaine a poursuivi : « chargez armes !! »

Et tout a recommencé.

 

Puis un nouveau commandement nous indiquait de déployer les carrés pour marcher en colonnes, les tambours roulaient et marquaient la charge tandis que les canons ne cessaient de tonner pour s’abattre aveuglement parmi les hommes, décapitant des têtes, mutilant des membres, tuant soldats, officiers, tambours, sapeurs, tirailleurs sans distinction, sans pitié.

 

Malgré cela, on obéissait tant que notre capitaine en donnait. Et si par malheur, il venait à tomber un autre supérieur le remplaçait jusqu’à ce que nous prenant presque par surprise la nuit arrivait insidieusement, le brouillard tombant, nous laissant presque désemparés au milieu de centaines de morts éparpillés.

 

Nos ennemis avaient dû être aussi surpris que nous-mêmes par la nuit car le bruit assourdissant des canons avait cessé, seuls quelques échos lointains raisonnaient. Désormais le seul bruit des soldats marchant lourdement retentissait dans un silence de la nuit, c’était le cliquetis de nos paquetages. Enfin un ordre fut donner, d’où était-il venu ? Nul ne le savait mais il se propagea à la vitesse de l'éclair de bouche en bouche, d'oreille en oreille, la tête du bataillon au dernier détachement des cuissons. Et aussi machinalement que nous étions mis en route les hommes d'abord immobiles, s’affaissèrent sur le sol tels des soldats de plomb balayés d'un revers de main, harassés, épuisés, crottés, trempés, affamés sans doute comme moi-même et cependant incapables de bouger, assis sur les genoux à demi embourbés. Où étions-nous ? nous n’en n’avions aucune idée. Et petit à petit des feux de camps s’étaient allumés, dans le même temps des infirmiers étaient venus s’occuper des blessés qui étaient transportés dans un bâtiment rester jusqu'à présent invisible, et qui bientôt prenait vie. Des lanternes, des bougies faisaient apparaitre des formes fantomatiques. Le vacarme incessant de cette journée avait cessé et soudain avait laissé place à un silence oppressant où des gémissements commençaient à se faire entendre. J’apprends que nous sommes à Weissenfels où un grand nombre de détachements se trouvent réunis. Un vieux grognard nous annonce que l'empereur vient d'arriver parmi nous, comment l'a-t-il su je n'en n'ai aucune idée et pourtant une rumeur emplissait comme une lune vague déferlante. L’empereur était vraiment parmi nous ce soir.

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Notes de l’auteur

 

Le 30 avril 1813, la campagne d’Allemagne n’a pas encore commencé que déjà l’empereur vient de perdre l’un de ses plus fidèles compagnons, le Maréchal Bessière. Il parait que ceux qui sont présents à cet instant ont pu voir une grande tristesse passer sur le visage de Napoléon.

 

A l’annonce de la mort du Maréchal Bessière, le Maréchal Ney dira : « C’est une belle mort » ce à quoi il ajoutera à mi-voix : « c’est notre sort à tous ! »

 



20/10/2020
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