Amitiés Littéraires

Amitiés Littéraires

ESPOIR DANS LE NOIR

Le roman se passe sous l'époque napoléonienne durant la campagne de France et plus précisément en 1813 et 1815.

Basile a devancé l’appel et à tout juste 16 ans, il s’engage dans l’armée de Napoléon. Fils de boulanger, il n’était pas destiné à devenir militaire mais plutôt à poursuivre des études qu’il a eu la chance de faire en compagnie de Gustave et Eugénie les enfants du comte Charles-Henri d’Artuis, il a bénéficié du même précepteur. Le Comte a pris sous son aile Basile à sa naissance, sa mère étant décédée en couche, alors qu’elle était venue livrer le pain au château. Elle était la femme de son ami et complice, dévoré par le chagrin et bien incapable de prendre en charge son fils. Le comte avait lui-même perdu son épouse mais il avait été soutenu par sa belle-sœur. Basile est élevé avec ceux qu’il considère comme frère et sœur. Pourtant en grandissant Basile et Eugénie se rapprochent. Mais un fils de boulanger ne peut pas prétendre à faire la cour à une fille de comte. Le comte d’Artuis est un général à la retraite, rien n’est plus important que l’armée et ses honneurs...

Basile au cours de ses deux années tient un journal de bord, conseil suggéré par le comte, qui nous fait vivre la guerre au travers des yeux d'un jeune homme tout juste sortie d'une l'enfance dorée, en parallèle il entretient avec Eugénie, son père et le comte une correspondance que nous retrouveront dans ce roman plein de rebondissements. 

 

 

 Prologue

 

Journal de bord de Basile 1er février 1814 à La Rothière

 

Je suis immobile depuis si longtemps que je me demande si je suis encore en vie. Mon corps est glacé, l’est-il par le froid qui règne ici depuis des jours ou est-ce la mort qui pénètre petit à petit mes os.

Je tente de me concentrer pour trouver le moyen de m’extraire de ce trou où je me noie doucement. J’essaie de toutes mes forces, rien n’y fait ! Je vais devoir me résigner. Si je ne suis pas encore mort, ça ne saurait tarder... Alors je me détends et je laisse mon esprit vagabonder dans les beaux rêves que je fais depuis quelques temps et qui me forcent à tenir bon, à résister au froid, à la solitude ou au manque de solitude, au doute qu’un jour peut-être je reviendrai, vous parlerai, vous sourirai, …

Je rêve de vous tout le temps, surtout lorsque j’ai peur, peur de mourir, peur d’être blessé, peur à cause de ces bruits incessants de tir d’obus. Au début, je sursautais à chaque coup de canon. Je mettais mes mains sur mes oreilles, me recroquevillant dans un coin comme un enfant. Et petit à petit, l’homme s’habitue à tout, même à ça. J’en ai froid dans le dos, un froid encore plus terrible que celui dans lequel je vis presque chaque jour depuis mon engagement.

Cette guerre finira-t-elle un jour ? Je crains de terminer comme beaucoup de mes compagnons d’armes entre quatre planches, dans le meilleur des cas ! Pour certains, il ne reste pas grand-chose à y mettre dans ces cercueils de fortune, enfin de fortune n’est pas vraiment le terme approprié. Où est la fortune ? Moi qui me suis engagé justement pour faire fortune et rentrer au pays en homme valeureux, riche d’une belle expérience et couvert de médailles… Aujourd’hui j’espère rentrer tout simplement. L’idée de déserter m’est venue à maintes reprises tellement l’angoisse permanente me tenaillait au corps. Je ne le ferai jamais pour Eugénie, je n’oserai plus me présenter devant son père et sans doute pas davantage devant elle, bien que je croie qu’elle serait capable de s’enfuir avec moi, malgré ma lâcheté. Pour aller où ? Le bout du monde, c’est certain ; rester plus près serait une erreur, son père pourrait engager des hommes pour retrouver sa fille, sa pauvre petite fille qu’un odieux personnage, moi en l’occurrence, aurait abusée. La mort serait évidemment bien moins pénible à ce qui pourrait m’arriver si...

Dans mon trou depuis ce matin je n’ai que des idées noires, j’ai envie de pleurer mais mes yeux restent secs, j’ai envie de crier mais aucun son de mon corps n’arrive à sortir, alors en désespoir de cause je me fais de plus en plus petit. Si j’avais été plus studieux durant les cours de catéchisme, j’aurais peut-être pu prier mais rien ne vient. La seule prière que je répète depuis mon engagement est une incantation à une puissance supérieure susceptible de me faire passer entre les balles et les obus afin de revoir ma douce Eugénie. C’est la raison pour laquelle depuis un temps que je n’arrive même pas à identifier je suis cloué au fond de mon trou espérant conjurer le sort.

Parfois, je pense à Gustave dont je n’ai plus de nouvelles. Durant quelques mois, nous étions dans la même unité, lui à cheval, moi à pied. Lors des campements, il nous arrivait de nous croiser ou d’avoir des nouvelles grâce à l’un de nos camarades. A la dernière offensive, nos garnisons ne sont séparées. Gustave qui faisait partie du 2ème corps de cavalerie, venait d’être rappelé au sein de la 6e division de cavalerie commandée par le général de brigade Antoine Maurin pour combattre sur la Marne. Depuis je n’ai aucune nouvelle. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir suivi ses conseils lorsqu’il s’était proposé, alors que je n'avais que douze ans, de m’apprendre à monter à cheval. C'était au-dessus de mes forces, à l’époque j’étais terrorisé à l’idée d’approcher un cheval, aujourd’hui rien a changé. Pourtant si j'avais été plus courageux, j’aurais fait partie du même régiment que mon ami et j’aurais pu tenir la promesse que j’ai faite à Eugénie, veiller sur son frère, son inconscient de frère, toujours prêt à en découdre avec celui qui le cherche. Dieu que j’ai peur, cette nouvelle peur me tenaille si fort que je crains le pire. Et si le pire était avéré, comment pourrais-je m’expliquer, oserais-je seulement apparaître devant ma bien-aimée.

Ce jour tout m’effraie et plus le temps avance plus je suis inquiet. Une fois encore j’aurais aimé prier celui qui, s’il existe, me viendrait en aide, et protégerait mon ami, me donnerait la volonté de me lever et ferait en sorte que notre chef, le grand Napoléon nous sauve enfin de cette boue, de ce noir, de cette peur, et nous permette de gagner cette guerre dont nous ne voyions pas la fin.

Le temps est long, dur et éprouvant. Heureusement que j’ai toutes les lettres de ma douce et tendre Eugénie que je relis sans cesse pour soutenir le moral de l’homme si faible que je suis devenu et qui est aujourd’hui au plus bas.

 

 

Dix-sept ans plus tôt

 

Basile a passé toute son enfance aux côtés de ses amis Gustave, Eugénie et Marie-Louise. Grâce à leur père, le comte Charles-Henri d’Artuis, il a bénéficié du même précepteur. Le Comte a du avoir pitié de lui à sa naissance, sa mère étant décédée en couche, alors qu’elle était venue livrer le pain au château comme elle avait l’habitude de le faire depuis de nombreuses années… Ce jour-là elle s’était évanouie et dans sa chute avait perdu les eaux. Le maître des lieux n’avait pas voulu la laisser repartir et avait fait appeler son médecin de famille et son époux et ami, le boulanger. L’enfant se présentait très mal et c’était beaucoup trop tôt.

Le père de Basile et sa maman avaient attendu presque dix ans avant de voir leur famille espérer s’agrandir. Lui avait quarante-cinq ans, elle trente ans. C’était un miracle de la vie qui leur avait été offert. Ils ne l’espéraient plus. Et depuis, tout s’était bien passé. A aucun moment la mère de Basile ne s’était sentie mal, bien au contraire, elle ne s’était jamais aussi bien portée.

Son père travaillait du soir au matin à la boulange puis sa mère toute la matinée s’activait pour vendre et livrer le pain que son époux faisait chaque nuit avec amour. Vers une heure de l’après-midi, le boulanger se levait et durant quelques heures, ils profitaient d’être ensemble. Ils formaient un très beau couple. Tous les hommes de la région l’enviaient. Il était devenu une personne que l’on écoutait. Souvent il avait été sollicité pour rejoindre le conseil municipal dont Charles-Henri d’Artuis était le maire. Il avait failli accepter juste avant l’annonce de la grossesse de sa femme. Puis il s’était ravisé prétextant que sa charge de travail était déjà importante et qu’il ne voulait pas délaisser encore plus son épouse. Il était les bras, elle était la tête, il faisait le pain, elle faisait les comptes. Ils formaient une équipe formidable. Il était fort comme un turc, elle était une petite chose fragile bien que très résistante.

Toutefois à la suite de sa chute, elle perdit beaucoup de sang et le médecin annonça qu’il ne pourrait sauver et la mère et l’enfant. Le mari voulait sauver sa femme, tout fut fait dans ce sens. L’enfant à sept mois à peine ne serait sans doute pas viable. Le médecin décida de délivrer la mère mais ce fut compliqué et long. L’attente fut si interminable, que cette nuit-là le boulanger ne fit pas de pain… Le lendemain matin l’annonce tomba, la mère de l’enfant n’avait pas survécu et l’enfant était lui-même entre la vie et la mort.

Le comte fut terriblement abattu par la nouvelle, quant au mari, il disparut totalement sept jours et sept nuits, ne donnant aucun signe de vie à qui que ce soit. La boulange resta fermée, personne ne fit le pain huit jours durant. L’enfant de huit cents grammes à peine fut confié à une nourrice, sans grand espoir de survie, il ne fut pas déclaré à l’état civil, aucun prénom ne lui fut attribué. Passé ce délai et grâce aux harcèlements soutenus et énergiques du comte auprès de son ami, le mari sortit enfin de son état cataleptique pour se décider à enterrer son épouse. Il n’interrogea personne à propos de l’enfant qui contre toute attente avait décidé de se battre pour survivre. Le père ne voulant rien entendre, ce fut le comte qui déclara l’enfant et lui attribua les prénoms de Basile, prénom de son grand-père paternel, Jean, et Marie, les prénoms respectifs de ses parents. Le nourrisson fut confié pour une durée indéterminée à sa nourrice. Tous les frais furent supportés par le comte qui savait combien il était difficile de reprendre le cours de sa vie après le décès de sa femme. Lui-même avait vécu ces mêmes épreuves après la naissance de son aîné Gustave. Par chance la mère n’était pas morte en couches et avait pu connaître son enfant. Mais alors que celui-ci avait à peine deux mois, la mère avait eu un rhume de poitrine qui l’avait emportée en moins de deux semaines. Le comte avait lui aussi vu sa vie exploser et sans l’aide de sa belle-sœur, il n’aurait pas repris pied. Jamais il n’avait imaginé pouvoir refaire surface aussi rapidement. La sœur de son épouse de dix ans sa cadette voyant le désespoir de son beau-frère proposa spontanément son aide aux parents de Charles-Henri qui soutinrent son geste. Son dévouement et l’amour qu’elle déploya auprès de Gustave finirent par séduire le Comte qui un an presque jour pour jour épousa Marie-Élise. Tout naturellement et comme elle l’avait fait pour Gustave,elle s’était prise d’affection pour le petit Basile qui ne demandait qu’à être aimé. En accord avec son époux, le Comte d’Artuis, elle décida de s’en occuper. Durant près de deux ans, elle prodigua autant d’amour qu’elle put à ces deux enfants comme s’ils avaient été les siens. C’est à cette période que naquit Eugénie. Le jour où Basile commença à parler imitant celui qu’il considérait légitiment comme son frère, il utilisa un mot en s’adressant à Marie-Élise qui pouvait signifier « maman ». Le comte était présent. Ce fut à cet instant précis qu’il se décida à parler à son ami Jean, le père de Basile. Il lui dit ce qu’il avait sur le cœur depuis longtemps - il devait faire son deuil et reprendre une épouse qui l’aiderait à la boulange et élèverait son fils et lui donnerait d’autres enfants -.

Jean savait que cette situation n’avait que trop duré. Basile souffrirait suffisamment de ne pas avoir connu sa mère, il ne devait pas lui infliger en plus la douleur de ne pas être reconnu par son père. Jean prit des dispositions dans ce sens et se décida à épouser Ameline, une jeune femme de vingt-cinq ans sa cadette, qui après le décès de son épouse s’était occupé de faire tourner la boulange. Elle était une cousine de sa défunte femme.

Le comte fut heureux de cette décision et s’engagea à pourvoir à l’éducation de Basile jusqu’à sa majorité puisqu’il faisait déjà presque partie de sa famille. Tous validèrent ce qui fut dit et c’est ainsi que Basile, Gustave, Eugénie et bientôt Marie-Louise qui devait naître un an après Eugénie grandirent ensemble. Basile bénéficia de beaucoup d’amour tant de sa propre famille que de celle du comte. Son père était très fier de lui. C’était un garçon plein de talent, très éveillé qui tenait de sa mère le goût des chiffres et de son père d’une grande habileté de ses mains. Et pourtant, il avait étonnamment hérité de son père d’adoption d’un enthousiasme excessif pour la littérature. Ses études avaient vraisemblablement eu raison de cela. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, il passa les trois-quarts de son temps à étudier en compagnie de ses amis-frère et sœurs. Puis son père le prit comme apprenti-boulanger. Basile avait confié à Eugénie qu’il ne souhaitait pas devenir boulanger. Il voulait courir le monde et faire fortune.

Au cours de toutes ces années, les deux jeunes gens s’étaient beaucoup rapprochés. Basile et Eugénie étaient des passionnés et aimaient vraiment assister aux cours de Monsieur Prud’homme et plus précisément au cours de littérature et de philosophie. Leur précepteur leur avait fait lire René Descartes, Corneille, Charles Perrault, Racine, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Jean de la Fontaine, Molière,… Autant Basile était assidu, autant son ami Gustave ne rêvait que de s’engager dans l’armée. Il voulait suivre les traces de son grand-père et son père, et celui-ci en éprouvait une grande fierté. Ensemble ils montaient à cheval, allaient à la chasse. Basile quant à lui après avoir travaillé une bonne partie de la nuit à la boulange avec son père, dormait quelques heures puis rejoignait en début d’après-midi Eugénie pour assister au cours de leur précepteur. Jamais il ne s’était plaint de ses journées harassantes. Il ne savait que trop ce que son père déciderait. En aucun cas il ne voulait mettre fin à ses cours ou faire de la peine à son père en cessant son apprentissage. Basile avait pris le parti de patienter. Il était aux côtés d’Eugénie, cela valait tous les sacrifices du monde.

Puis au cours de l’année 1813 tout s’était précipité, Napoléon avait à nouveau fait appel à la conscription. Les nombreuses pertes humaines des guerres précédentes avaient décimé les troupes. Il fallait renouveler les hommes pour l’année 1814. Gustave faisait partie des jeunes à être appelés, dans le même temps le comte avait décidé de faire rentrer Eugénie dès son quinzième anniversaire au collège des Ursulines afin de parfaire son éducation dans tous les domaines incombant à une jeune fille pouvant prétendre à être mariée.

Eugénie fêterait ses quinze ans le 13 septembre tandis que Basile aurait seize ans le 2 mars de la même année.

Ni l’un ni l’autre ne voulait être séparé et même si l’envie de s’enfuir ensemble leur était apparue comme une évidence, ils savaient que cette solution n’était pas envisageable.

Quoi qu’il adviendrait ils s’étaient promis de rester fidèles l’un à l’autre et de s’écrire tous les jours. Il était convenu qu’Eugénie devait éconduire tous ses prétendants jusqu’à ce que Basile rentre après avoir fait fortune. Mais où allait-il bien pouvoir aller pour réaliser son rêve. Il était en pleine réflexion à la boulange en compagnie de son père lorsque Gustave accouru leur annoncer la nouvelle. Les conscrits engagés pour l’année 1814 pourraient devancer l’appel et être enrôlés dès le mois de mars 1813. Le choc fut terrible pour Basile, si son ami partait prématurément ses plans tombaient à l’eau. Il avait repoussé le moment d’annoncer à son père sa volonté de rejoindre lui aussi l’armée. Désormais il devait faire au plus vite. Il avait besoin de son accord pour être engagé volontaire à seize ans. Très vite il échafauda un plan qui consistait à demander au comte son soutien et son intercession auprès de son père. Il devait également prévenir Eugénie. L’idée d’être un temps séparé d’elle lui était insupportable mais malheureusement nécessaire. Leur avenir en dépendait. Nous étions fin janvier 1813 et le temps pressait pour tout organiser. Le jour même Basile et Eugénie parlèrent longtemps et pleurèrent aussi beaucoup. Elle soutint son bien-aimé auprès de son père, le comte ne pouvait rien refuser à sa fille adorée. Pour cette raison, elle avait un temps envisagé l’idée de convaincre son père d’accepter Basile comme prétendant ; cependant elle n’en avait rien fait. Malgré l’amour qu’il lui portait et peut-être même à cause de l’amour qu’il avait pour elle, il aurait certainement refusé la demande de Basile, qu’il aimait par ailleurs énormément. Là n’était pas la question ; Basile n’était que le fils du boulanger alors que sa fille pouvait prétendre à un beau mariage, déjà de nombreuses relations du comte avaient émis quelques souhaits dans ce sens. Jusqu’à présent le comte n’avait pas voulu en parler plus avant, il considérait que sa fille était encore trop jeune pour cela. Il voulait aussi continuer à la garder encore un peu auprès de lui. Bien qu’il aimât ses trois enfants, il avait une petite préférence pour Eugénie, Marie-Louise étant une jeune fille fragile et réservée, souvent alitée pour des motifs qu’il ne validait pas toujours. Quant à Gustave c’était un garçon qu’il adorait mais qui ne lui donnait pas en retour autant de satisfaction.

Durant les jours qui suivirent Marie-Élise s’attela avec ses domestiques à préparer les trousseaux de Gustave et de Basile puisqu’elle était dans la confidence. Cependant tant que Jean n’était pas au courant des intentions de son fils, la chose devait rester secrète. Eugénie elle-même prépara quelques linges susceptibles d’être utiles à son bien-aimé. Elle lui confectionna en secret des mouchoirs brodés à ses initiales avec ses mèches de cheveux ainsi qu’un cache-nez et des chaussettes.

Le temps passa et Jean finit par accepter le départ de son fils. Le rôle que joua le comte fut décisif. Le mois de février fila comme un éclair et le jour du départ arriva. La veille, Eugénie et Basile ne cessèrent de pleurer. De son côté, son père commença à regretter sa décision. Tant de jeunes gens n’étaient pas revenus des guerres précédentes qu’il était terrorisé à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à Basile. Toute cette journée des souvenirs pénibles lui revinrent en mémoire comme les deux années où il n’avait pas été à la hauteur de son rôle de père et avait volontairement délaissé son enfant à la mort de sa femme. Tous ces rappels du passé lui avaient donné le courage d’aborder enfin avec son fils cette étape de sa vie dont il n’était pas fier. Père et fils s’enlacèrent et versèrent quelques larmes. Chacun avait beaucoup d’affection pour l’autre et c’est en paix avec eux-mêmes qu’ils prirent congés. Le père heureux d’avoir enfin crevé cet abcès qu’il portait depuis tant d’années comme un fardeau, le fils ravi d’être compris par son père. Il lui avait confié les raisons qui le poussaient à s’engager. Ils étaient tous d’eux très fiers l’un de l’autre. Le père avait soutenu le fils, le fils avait conforté l’amour qu’il avait pour son père.

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Notes de l’auteur

 

Malgré l’échec cuisant de la campagne de Russie et surtout les pertes énormes en hommes et matériel, Napoléon ne baisse jamais les bras. Depuis sa première campagne en 1796 où il n’était qu’un officier quasiment inconnu, nommé grâce à l’appui de ses relations, presque par faveur, pour prendre le commandement de l'armée d'Italie, il se bat pour la victoire, contre vents et marrées. Ce qui devait être à l’origine, une campagne sans autre objectif que de détourner l’attention de l’Allemagne pendant qu’une grande offensive française s’apprête à l’envahir, deviendra l’année suivante pour le général Napoléon Bonaparte une véritable consécration. Toutes ses victoires successives le hissent à la hauteur des grands hommes d’état, susceptibles d’interpeler et de négocier avec les dirigeants de grandes nations françaises ou étrangères et font dire à tous dès 1803 que cet homme d’à peine vingt-sept ans possède toutes les qualités requises d’un très grand général. Il est considéré comme un rival de valeur. Lors de ses premières batailles (Montenotte, Millesimo, Cosseria et Dego) qui débuteront le 12 avril 1796, le jeune général Bonaparte, âgé d’à peine une vingtaine d’années, fait preuve d’un coup de force incontestable. Puis à la bataille de Mondovi le 21 avril 1796 les sardes sont mis en déroute après à peine quinze jours de combats. Chaque jour ajoute son lot de nouvelles victoires, toutes aussi évidentes et menées avec une main de maître. Ainsi la bataille du pont de Lodi qui débute le 10 mai 1796 surprend les autrichiens qui ne voient pas arriver les français qui forcent la rivière Adda. La bataille de Borghetto le 30 mai 1796 donne lieu à de terribles affrontements près de Valeggio et permet aux français d’être victorieux. Durant les mois suivants les autrichiens seront repoussés tout d’abord vers le Tyrol lors de la bataille de Castiglione qui débute le 5 août 1796, puis dans La Mantoue au cours de la bataille de Bassano début septembre 1796. Là, les troupes de Dagobert Von Wurmser seront encore battues. Rien n’arrête le général Napoléon Bonaparte, ni les combats terribles qui durent trois jours lors du passage de la rivière Alpose durant la bataille d'Arcole mi-novembre 1796, ni aucun événement quel qu’il soit. Et mi-janvier 1797 ce sera le coup de grâce pour les autrichiens qui voient leurs efforts anéantis durant la bataille de Rivoli et la bataille de La Favorite où il leur sera impossible de sortir de La Mantoue.

Durant ces années 1796-1797, il n’y a pas un mois sans combat et par-dessus tout, pas un mois sans victoire pour ce général.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 1 mars 1813

 

. Ce matin nous sommes partis pour le front allemand, nous devrions monter jusqu’à Berlin. Enfin si nous y arrivons…

Notre paquetage s’est considérablement alourdi, casque, fusil et havresac nous voûtent. En voyant mes camarades, je me dis qu’en rentrant au pays, je pourrais remplacer Caramel, le cheval que mon père attelle à sa charrette afin d’aller livrer son pain. Si vous lisez ce journal un jour, ma douce Eugénie, vous pourrez constater que j’ai un bon moral et plaisante tant que je peux le faire…

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Lettre de Basile à Eugénie datant du 2 mars 1813

 

Ma douce et tendre Eugénie

Ce matin j’ai eu le cœur déchiré en vous quittant mais je sais que j’ai fait le bon choix, le seul choix pour un jour prétendre à être accepté par votre père.

Heureusement notre emploi du temps ne nous laisse pas une seconde pour réfléchir ou nous apitoyer sur notre sort.

Aujourd’hui nous avons parcouru cinquante-deux kilomètres avant de rejoindre notre premier hébergement. Toute la journée nous avons traversé des champs, des villages où nous étions acclamés. Nous n’avons encore rien fait qui mérite un tel enthousiasme, je crois que les villageois et les paysans que nous croisons veulent juste nous donner du courage pour la suite. Tous doivent penser à leurs propres enfants, frères, pères déjà partis. Il est vrai que dans mon régiment il n’y a que de jeunes soldats d’à peine vingt ans. Je pense faire partie des plus jeunes avec mes tout juste seize ans, d’autres ont dix-sept ans mais la plupart ont entre vingt et vingt-quatre ans.

Certains villageois nous donnent parfois à boire ou à manger. Tous sont très généreux même si les temps sont durs pour tout le monde. Tout au long de nos déplacements nous avons croisé d’immenses cimetières dans lesquels sont enterrés les braves soldats de l’empire qui ont perdu la vie ces dernières années et notamment au cours de la campagne de Russie mais pas uniquement, les campagnes suivantes d’Allemagne et de France. Pas un seul village de France, si petit soit-il, n’a pas un cimetière avec des centaines de tombes encore chaudes. J’en ai froid dans le dos. Parfois toutes les générations d’une même famille reposent ainsi dans un même caveau. Il est vrai que nous sommes le plus souvent accueillis par des maîtresses de maison qui ont dû trouver des solutions pour subvenir aux besoins de leurs enfants orphelins de père.

Ce soir, je réside chez la femme du maire d’un petit village au nord de Castres. Elle a perdu son fils de trente ans qui laisse lui-même une femme et deux enfants dans la détresse. Tout ce petit monde vit désormais chez le maire. Je les ai rencontrés au souper. Ils m’ont posé des questions auxquelles je n’ai pas pu répondre, j’en avais presque honte mais comment leur expliquer que ma démarche n’est en fait qu’égoïste quand ils ont perdu un fils, un frère, un mari ou un père dans une guerre pour sauver la France. Je n’ai pu dire la vérité, j’ai menti expliquant que je voulais défendre mon pays.

J’espère ma tendre bien-aimée que je ne vous ferai pas honte.

Il est bientôt huit heures, tous mes membres me font souffrir, le pire ce sont mes pieds. Mes nouveaux godillots m’ont fait des ampoules à tous les orteils. Demain je mettrai deux paires de chaussettes pour atténuer le frottement, c’est la maîtresse des lieux qui me l’a suggéré, son fils lui-même avait expérimenté cette option avec beaucoup de réussite.

Je suis désolé de vous quitter si vite, mes yeux se ferment tout seul.

Vous êtes dans toutes mes pensées et me donnez le courage d’avancer.

Votre Basile bien-aimé.

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Lettre d’Eugénie à Basile datant du 6 mars 1813

 

Mon très cher et tendre Basile

Que le temps m’a paru long sans vous. Je n’ai pas eu la patience d’attendre votre première lettre. J’espère qu’elle vous parviendra au plus vite.

Il me tarde presque de rentrer chez les Ursulines pour occuper mon esprit ailleurs qu’au château où tout me rappelle votre absence.

Tous les après-midi je suis seule avec Monsieur Prud’homme et malgré cela, j’ai l’impression de ne rien apprendre. Plus rien ne rentre dans ma tête, mathématiques, histoire et même philosophie m’ennuient. Ma tête est pleine de vous mon bien-aimé Basile. Il me tarde de recevoir vos lettres pour me sentir vivante.

Père est très soucieux des événements et tous les jours après dîner il nous lit à mère et moi les nouvelles du front. Certaines nous font peur d’autres nous réjouissent. Pour ma part je n’ai pas le cœur à m’enthousiasmer pour une victoire quand cette guerre nous oblige à nous éloigner. Je connais les raisons de votre départ cependant je le regrette presque. Je prie chaque jour pour que vous reveniez Gustave et vous sains et saufs.

Ne jouez pas les héros même si vous n’attendez que cela pour obtenir les honneurs que mon père saura reconnaître.

Pour ma part vous êtes déjà mon héros.

Je suis impatiente de vous lire.

Prenez soin de vous et tâchez de veiller aussi sur mon inconscient de frère.

Votre fidèle Eugénie.

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Notes de l’auteur

 

Depuis l’arrivée de l’hiver 1813 le peuple français est frappé de terreur après avoir appris la destruction de la grande armée, l’empereur n’est plus invincible. Après 15 ans de victoire, il n’est pas étonnant de voir augmenter le nombre des ennemis et de voir diminuer les pays qui soutiennent encore la France. La Prusse prend ses distances et l’alliance avec l’Autriche n’est plus aussi évidente.

Cependant Napoléon de retour à Paris va organiser de nombreuses festivités pour entretenir ses liens avec ses alliés ou futurs alliés, ce qui ne va pas plaire à certains qui n’hésiteront pas à critiquer, voire à s’insurger contre ces dépenses en des temps très durs pour chacun, qui pleure ses morts ou crève de faim. Il va également dès février 1813 donner au ministre de la guerre les moyens de refonder une nouvelle armée grâce à un sénatus-consulte qui lui permettra de trouver plus de trois cent cinquante mille hommes, en recrutant encore plus de jeunes autorisés à devancer l’appel. Trente-quatre nouveaux régiments d’infanterie seront créés auxquels vont se joindre de nombreux volontaires galvanisés par de futures reconquêtes et qui veulent participer à la reconstruction de la grande armée. Certains jeunes gens s’équipent à leurs frais et s’engagent pour rejoindre ce qui deviendra la réserve de la cavalerie sous le nom de « Gardes d’honneur ». La plupart des grandes villes veulent participer à l’effort de guerre en encourageant l’enrôlement, il s’agit de sortir de cette guerre de façon honorable en signant si possible une paix durable. Tout le monde veut y croire. C’est dans cet esprit que Basile et Gustave sont intégrés dans le même régiment, respectivement dans l’infanterie et dans la cavalerie en tant que garde d’honneur, grâce à l’intervention de monsieur Le comte d’Artuis.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 7 mars 1813

 

Depuis une semaine je tiens mon journal de bord comme me l’a conseillé Monsieur Le Comte d’Artuis. Il est vrai qu’un jour je serai fier de le faire lire à ma femme et, à mes enfants.

J’espère être un bon soldat, héroïque si les circonstances me le permettent. Chaque jour en marchant, je ne songe qu’à ça, revenir au pays avec une médaille, les honneurs… Mes camarades n’ont pas de si grande ambition. Nombreux sont ceux qui ne savent pas lire et encore moins écrire, et ne songent qu’à en découdre avec nos ennemis.

Quelques-uns me voyant rédiger mes lettres m’ont demandé d’envoyer des nouvelles à leur famille. J’ai eu peur que tous se passent le mot, depuis je reste discret lorsque j’écris dans mon journal de bord ou à l’un de mes proches. En y pensant, je me trouve égoïste, mais si j’aide tous mes camarades j’ai bien peur de ne plus avoir de temps pour m’occuper de mon propre courrier.

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Lettre de Basile à Eugénie 15 mars 1813

 

Ma douce Eugénie

Depuis mon départ, je n’ai pas l’impression d’être un soldat, mise à part notre paquetage qui n’est d’ailleurs pas encore complet, et qui pourtant est bien lourd déjà. Au fur et à mesure que nous nous dirigeons vers le front et que nous traversons la France, notre régiment grossit. A chaque halte des jeunes gens nous rejoignent. Dans l’ensemble, même si je fais partie des plus jeunes, la plupart n’ont guère plus de vingt ou vingt-deux ans.

J’espère que nous aurons des officiers un peu plus expérimentés car aucun d’entre nous n’a d’expérience dans le domaine de la guerre.

En général nous marchons entre dix et douze heures par jour. Nous parcourons une quarantaine de kilomètres en moyenne mais il nous arrive de marcher soixante kilomètres. L’esprit est bon-enfant, souvent nous nous donnons du courage en chantant des chansons que j’aurais honte de vous faire écouter. Pourtant grâce à elles, nous oublions toutes les douleurs qui martyrisent notre corps. Nous avons tous des ampoules à tous les orteils mais certains sont si mal en point qu’ils leur arrivent de marcher pieds nus. Parfois d'autres de nos compagnons ne peuvent même plus mettre les pieds à terre. Ceux qui encadrent notre groupe réquisitionnent des chars à bancs qui appartiennent à quelques paysans des lieux où nous passons. Cela permet aux plus fragiles de se reposer et de se soigner. Cependant les pauvres paysans n’ont plus rien pour travailler, j'ai parfois honte des conditions dans lesquelles cela se passe.

J’essaie de faire attention à mon hygiène mais d’autres ne sont pas aussi consciencieux.

Sinon, je vous remercie pour tous les jolis mouchoirs que vous avez brodés pour moi. J’en ai toujours un à proximité de mon cœur. Votre écharpe m’est bien utile aussi, le matin avant que le soleil n’apparaisse ou le soir à la tombée de la nuit, les températures restent très froides et je ne crois pas qu’elles se réchauffent en montant dans le nord.

Il me tarde de vous lire ma bien-aimée.

Vous êtes toujours dans mes pensées et me donnez le courage d’avancer.

Votre Basile bien-aimé.

 

Ps : ma douce et tendre Eugénie, je ferai tout ce que je peux pour me tenir au courant des faits et gestes de votre frère. Nous nous voyions presque tous les soirs. Il semble s’être fait de nombreux amis. Vous le connaissez, il est si enjoué qu’il attire très vite les sympathies. J’espère que son côté inconscient et tête de bois ne lui attireront pas autant d’inimitiés que son côté jovial attire les amitiés.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 16 mars 1813

 

Le rythme de nos marches est soutenu. Heureusement nos pieds se sont habitués. Depuis notre départ nous avons fait cinq cents kilomètres, nous avons traversé des campagnes magnifiques même si partout la misère règne. J’ai passé de nombreuses grandes villes comme Castres, Le Puy en Velay, Saint-Étienne.

Je regrette de ne pas passer par Paris, j’en ai le cœur serré. Et mille questions me taraudent. Je voudrais avoir la chance d’entrer à Paris, de voir la Seine couler le long des quais. Il paraît que l’Arc-de-Triomphe avance à grands pas. Et je voudrais aussi entrer dans la cathédrale Notre-Dame. Souvent au retour de l’un de ses passages à Paris, Monsieur Le Comte nous racontait ce qu’il avait vu là-bas. Je l’enviais pour cela, et je rêvais qu’un jour, moi aussi j’aurai la chance de monter visiter Paris. Lorsqu’il nous décrivait le Palais du Louvre, je n’en croyais pas mes oreilles, plusieurs fois il s’y était rendu. Il avait vu également la Place Vendôme puis assisté à la Révolution à sa destruction. Le comte ne comprenait pas que l’on puisse détruite ce qui appartenait à l’histoire de notre pays. Il adorait à l’époque se promener avec sa femme dans Paris, ils avaient avant de venir s’installer dans la province du Languedoc dont sa famille était issue, une vie sociale et culturelle débordante. Son épouse aimait aller au théâtre. Eugénie tient de sa maman le goût de la littérature. Mais je m’égare.

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Lettre de Basile à son père 16 mars 1815

 

Très cher père,

Je trouve enfin le temps et le courage de vous écrire.

Pardon de ne pas l’avoir fait plus tôt mais nos journées sont harassantes, nous marchons tout le jour pour regagner le gros des troupes de Napoléon basé dans le nord de la France. Et le soir nous sommes si épuisés qu’il nous arrive parfois de nous coucher sans souper.

Depuis mon départ j’ai traversé une bonne partie de la France et j'ai rencontré beaucoup de bonnes personnes. Tout le long des chemins nous avons pu constater combien toutes ces guerres ont fait de victimes. Les routes sont semées de cimetières remplis de tombes encore chaudes. Cela me terrifie et me donne du courage à la fois.

Le soir dans le meilleur des cas lorsque nous regagnions une ville, nous dormons soit en casernement soit chez l’habitant. On nous distribue en arrivant des billets de logement. Là nous avons droit au gîte et au couvert par des villageois bien aimables. Parfois nous couchons dans les champs à même le sol ou sur quelques ballots de paille si nous ne trouvons pas de granges, tels des vagabonds … Mais je dois vous faire un aveu, j’aime dormir à la belle étoile.

Je voulais vous remercier d’avoir accepté mon engagement. Je n’ai jamais voulu vous faire de peine mais le métier de boulanger ne me plaisait pas vraiment, même si c’est un métier très noble qui permet à tous les français de pouvoir se sustenter chaque jour grâce à vous. Je vous en demande pardon... J’aurais pu choisir un autre métier et rester à vos côtés mais c’était au-dessus de mes forces. J’aurais dû affronter chaque jour votre tristesse, pour cela aussi je vous prie de bien vouloir me pardonner et de m’excuser d’avoir été aussi faible. Je suis certain que votre second fils saura vous honorer en prenant votre suite. C’est un gentil garçon qui bien avant mon départ alors qu’il n’avait que huit ans ne cessait de me posait mille questions sur ce que chaque nuit nous faisions à la boulange. A mon avis, dès ses douze ans il pourrait être un très bon apprenti.

Je dois vous faire un second aveu. Je voulais partir pour des terres lointaines afin de faire fortune, puis l’enrôlement de Gustave et la détresse d’Eugénie de voir son frère seul sur les routes m’ont décidé à m’enrôler à mon tour. Et comme je vous l’ai avoué mon intention est de me distinguer au front à défaut de pouvoir faire fortune. Vous savez combien votre ami, le comte, respecte les soldats.

Votre fils qui n’a jamais douté de votre affection.

Embrassez pour moi toute la famille.

Basile

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Lettre de Basile à Monsieur Le Conte 17 mars 1813

 

Monsieur Le Conte

Je prends enfin le temps de vous envoyer un petit mot afin de vous remercier à nouveau pour votre soutien et votre insistance auprès de mon père. Je sais combien il était contre le fait que je m’engage. Son souhait était de me voir prendre la suite à la boulange. Et même si je souhaitais vivement m’engager, je ne voulais pas lui faire de peine et risquer de partir quelque peu brouillés. Vous avez su parfaitement choisir les mots afin de permettre à mon père d’envisager mon engagement et mon départ sous un autre jour. Je vous remercie également d’être intervenu pour moi afin que je puisse intégrer l’unité de Gustave, un régiment d’élite où seul je n’aurais certainement pas eu de place. J’espère que je serai digne de votre confiance. Je ferai tout dans ce sens, soyez-en sûr. Comme vous me l’avez conseillé avant mon départ, je tiens bien à jour mon journal de bord. Les cours de Monsieur Prud’homme me permettent d’être le plus précis possible. De nombreuses séances de littérature et d’histoire de France me reviennent en mémoire et m’aident à structurer mes propos.

Je vous prie de bien vouloir présenter mes respectueuses salutations à toute votre famille. Vous me manquez tous, bien que le temps ici passe si vite que nous n’ayons pas une minute pour nous ennuyer.

De votre côté la maison doit vous sembler bien vide sans Gustave.

Vous êtes tous dans mes pensées, cela me donne le courage dont j’ai besoin pour avancer et me battre quand il sera temps.

Je vois Gustave très souvent, il me semble heureux. Dites à Eugénie que je veille sur lui comme je lui ai promis.

Bien à vous, votre dévoué et redevable Basile

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Journal de bord de Basile Carpentier – 17 mars 1813

 

J’ai appris par l’un de mes compagnons qui lui-même l’avait appris par une autre personne, que les russes étaient entrés à Berlin et qu’il y a eu un traité d’alliance entre les anglais et les suédois, je me demande ce que ce traité va impliquer.

Nous avançons toujours régulièrement, nous avons traversé désormais une partie du massif central, les nuits sont encore très fraîches dans les montagnes. Bientôt nous atteindrons les massifs du Jura puisque nous avons passé Lyon. À chaque fois je suis étonné de la différence qu’il existe entre les villes et la campagne. Les gens eux-mêmes semblent différents. Et je crois bien que les paysans sont plus accueillants avec nous que les bourgeois.

A chaque fois les paysans nous invitent avec le sourire à partager leur table et pourtant la grande majorité est pauvre et a tout juste de quoi vivre. Il est rare que nous fassions halte dans des villes sauf s’il y a un casernement à notre disposition. Cependant lorsque nous les traversons, je suis toujours admiratif de l’architecture des bâtiments.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 19 mars 1813

 

De nouveaux conscrits se sont joints à nous hier. Nous sommes désormais des milliers à déambuler le long des routes de France. Tout le monde a hâte d’atteindre la frontière allemande. La plupart veulent en découdre avec nos ennemis, les autres n’ont qu’une envie, déserter.

J’ai vu hier Gustave, il est heureux, toutefois j’ai appris par lui qu’un certain nombre de ses compagnons, faisant partie de la cavalerie, ne possédaient pas de montures. Ils étaient comme nous à pied. Napoléon peste de ne pas avoir suffisamment de chevaux pour son armée et réquisitionne tous ceux qu’il peut trouver. Comment prendre de vitesse l’ennemi sans pouvoir reconnaître le terrain et tenter de dénicher celui-ci, ou sans pouvoir le pourchasser lorsqu’il fuit.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 20 mars 1813

 

. J’ai appris ce matin que la Prusse a décidé de rejoindre la coalition et qu’elle avait officiellement déclaré la guerre à la France. Le roi de Prusse, Frédéric Guillaume a signé un accord qui a scellé son alliance avec la Russie qui a également déclaré la guerre à la France. Cela ne dit rien qui vaille. D’après les rumeurs, nous allons très rapidement rejoindre le front allemand et Berlin où les troupes de l’ex-beau-frère de Napoléon, Eugène de Beauharnais a besoin de soutien. Le nombre de nos ennemis grossit chaque jour davantage.

Il semblerait qu’un nouveau Sénatus-consulte allait mobiliser encore cent soixante mille hommes supplémentaires. A force d’enrôler tous ces hommes et d’en faire tuer par milliers dans toutes ces guerres qui se suivent, restera-t-il encore des hommes pour revenir un jour au pays lorsque la paix sera signée ?

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Lettre d’Eugénie à Basile 22 mars 1813

 

Mon cher et tendre Basile

Vos lettres me remplissent de joie à chaque fois que je les reçois. Je suis d’ailleurs étonnée de la rapidité avec laquelle elles me parviennent. Heureusement que j’ai vos lettres pour me sentir vivante.

Dieu que le temps passe lentement. Par chance père me consacre plus de temps. Il se rend compte que le mois de septembre va bien vite arriver et qu’après il ne m’aura plus à ses côtés. C’est la raison pour laquelle j’ai remplacé Gustave dans toutes leurs activités. J’accompagne père dans ses longues chevauchées, parfois même il m’emmène à la chasse avec lui, cependant pour rien au monde je voudrais tuer un animal. Je suis si heureuse de cette complicité. Nous parlons énormément de philosophie et parfois nous abordons quelques sujets un peu plus politiques. Sans le départ de Gustave je n’aurais jamais eu cette chance. Je m’en veux d’avoir de telles pensées à l’encontre de mon frère. C’est incroyable ce dont notre esprit est capable.

Sachez que malgré ces vilaines pensées, vous me manquez chaque jour davantage. Les cours de Monsieur Prud’homme ne sont plus aussi agréables qu’avant votre départ.

Depuis quelques jours avec maman et Marie-Louise nous préparons mon trousseau pour mon entrée au collège des Ursulines. Dans un de mes précédents courriers je vous ai dit qu’il me tardait presque de partir toutefois depuis que père s’occupe de moi comme il le fait, je n’ai plus du tout envie de partir.

Je suis impatiente de vous lire.

Prenez soin de vous.

Votre très fidèle Eugénie.

Ps : Je vous remercie de me donner des nouvelles de mon égoïste de frère qui ne s’est pas encore donné la peine d’écrire à nos parents.

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Lettre de Basile à Eugénie 29 mars 1813

 

Ma tendre Eugénie

Depuis mon dernier courrier, j’ai assisté à quelques scènes qui m’ont perturbé. Alors que des jeunes comme Gustave et moi-même sont heureux de s’engager aux côtés des troupes françaises d’autres refusent la conscription. Un très grand nombre ne se présente pas le jour de leur enrôlement, couverts par leurs parents qui les incitent à fuir dans les forêts ou les montagnes, les préfets ont dû prendre des mesures très sévères à l’encontre des parents, allant jusqu’à leur infliger de lourdes amendes. D’autres se sont eux-mêmes suppliciés en se rendant malade, parfois en se mutilant, se faisant arracher toutes leurs dents ou simulant quelques malformations. C’est ainsi que j’ai vu arriver l’autre jour, un jeune tout tordu, boitant et bavant. Voici pourquoi j’ai été troublé. Ce pourrait-il que ces jeunes gens soient, ou vous-même, soyez au courant de choses qui nous échappent et qui pourraient nous terrifier si nous étions au courant. Votre père devrait savoir ce genre de chose. Vous pourriez discrètement lui en parler. Je me fais sans doute des idées, ces jeunes sont tout simplement des lâches.

Ma douce ne vous inquiétez pas, en ce qui me concerne, tout va bien. Nous avons enfin atteint notre casernement au nord de Strasbourg. Jusqu’à présent nous n’avons jamais dormi dans un bâtiment aussi prestigieux.

Aujourd’hui je me sens vraiment soldat. Nous avons retrouvé des hommes de tous les coins de France. J’ai croisé de nombreux officiers qui pour certains ont déjà combattu aux côtés de notre chef suprême, le grand Napoléon, qui n’est d’ailleurs pas si grand que cela, voire même plutôt petit mais je ne l’ai vu que de loin…

C’est la première fois que je croise des hommes bien plus vieux que moi et que tous ceux qui viennent de s’enrôler. Certains racontent des tas d’histoires complètement incroyables parfois terrifiantes quelques fois amusantes.

En fin de journée, on nous a attribué tout ce qui nous manquait encore dans notre paquetage. Outre mon havresac que j’avais eu lors de mon enrôlement avec ma couverture, quelques chemises et chaussures de rechange, j’ai reçu une giberne, des cartouches et un fusil qui pèse si lourd que je me demande comment nous allons faire pour tout porter.

Demain sera notre premier jour de formation notamment au maniement des armes. Il semblerait que trop de jeunes engagés ont eu tant d’accidents que désormais nous avons tous obligation de suivre ces journées d’instruction.

J’ai appris par des grognards, c’est le nom donné aux plus vieux soldats qui combattent aux côtés de Napoléon depuis le début, j’ai appris donc que Napoléon avait dû adopter de nouvelles tactiques de combat tant les nouvelles recrues étaient inexpérimentées. Toutefois notre chef est si brillant qu’il a trouvé des moyens pour contourner la jeunesse et parfois l’incompétence des jeunes conscrits que nous sommes.

Un vieux soldat d’au moins soixante ans nous a raconté comment Napoléon, a enfoncé le front ennemi en réunissant tous ses hommes pour faire corps et foncer tête baissée tels des béliers écrasant tout sur leur passage. Cette histoire nous a beaucoup fait rire.

Je ne suis pas certain que l’art de la guerre se réduise à cela.

Vous êtes toujours dans mes pensées et me donnez le courage d’avancer.

A l’avenir, le combat risque de me prendre tout mon temps. Ne vous inquiétez pas si vous n’avez pas autant de nouvelles de moi.

Je ferai tout de même le maximum pour vous écrire au plus vite.

Votre Basile bien-aimé.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 29 mars 1813

 

Une partie de nos troupes basée à Dresde a évacué la ville.

Les histoires que nous racontent les anciens nous effraient un peu, mais pour la plupart d’entre nous elles nous donnent du courage surtout lorsque nous avons la chance de rencontrer Napoléon. Tous les simples soldats lui vouent une véritable vénération. Ses hommes donneraient leur vie pour lui et pour la France. Je n’imaginais pas combien tous étaient soudés derrière lui.

Je n’ai pas encore eu la chance et l’honneur de le croiser mais je ferai tout pour cela.

Je me souviens que lors de mes hébergements précédents je n’osais pas dire la vérité sur les motifs de mon engagement dans l’armée de Napoléon, aujourd’hui je crois que je suis comme tous les autres soldats, prêt à donner ma vie pour lui. (Si vous lisez cela un jour ma douce Eugénie sachez que j’étais aussi prêt à donner ma vie pour vous également).

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Lettre de Basile à Monsieur Le Conte le 3 avril 1813

 

Monsieur Le Comte,

Nous sommes partis ce matin pour le front allemand.

Vous avez sans doute appris que la Prusse a rejoint la sixième coalition. Le roi de Prusse Frédéric Guillaume a signé un accord qui scelle son alliance avec la Russie et a déclaré la guerre à la France. Le traître !!! Cela ne dit rien qui vaille.

D’après les rumeurs nous devrions rapidement rejoindre Berlin et les troupes de l’ex-beau-fils de Napoléon, Eugène de Beauharnais qui a un urgent besoin de soutien.

Nous avons su qu’un nouveau sénatus-consulte allait mobiliser plus de cent soixante mille hommes supplémentaires, la grande armée sera heureuse d’accueillir tous ces nouveaux soldats, elle aussi requière de l’aide. Toutefois à force d’enrôler tous les hommes du pays et d’en faire tuer tant et tant dans toutes les guerres qu’engage notre empereur, je me demande s’il en reste encore quelques-uns à vos côtés pour vous aider dans toutes les besognes aux champs ou au château et si une fois la paix signée, des hommes reviendront au pays ? Qui d’entre nous reviendra ?

Les histoires que nous racontent les grognards nous étonnent et nous passionnent, nous avons tous envie de croiser Napoléon. Vous savez sans doute comment il est avec nous, simples soldats. A chaque fois qu’il s’adresse à l’un d’entre nous, il le fait toujours avec beaucoup de gentillesse. Il parait qu’il lui suffit de croiser une fois un de ses soldats pour se rappeler son nom et le lieu où il l’a rencontré. N’est-ce pas le signe d’une fantastique mémoire.

Lorsque j’ai appris que les plus vieux soldats du régiment l’avaient surnommé après la bataille de Lodi le « petit caporal», j’ai cru que cela aurait pu le mettre dans une rage folle. Bien au contraire, cela l’amuse, il accepte beaucoup de leur part alors même qu’il est intransigeant vis-à-vis de ses maréchaux, paraît-il. Tous les simples soldats lui vouent une véritable vénération qu’il leur rend au centuple. Notre chef sait exactement qui est prêt à mourir pour lui. J’ai moi-même une grande admiration et comme tous mes camarades je suis prêt à donner ma vie pour la France et pour lui.

Je comprends désormais mieux votre enthousiasme lorsque vous parliez de la guerre avec Gustave et moi-même. Et je ne vous remercierai jamais assez d’avoir intercédé en ma faveur auprès de vos relations pour me permettre d’intégrer mon unité.

J’espère que vous avez eu de bonnes nouvelles de Gustave. J’ai appris qu’il était désormais affecté au quartier général de Napoléon. Quelle chance il a.

Monsieur Le Comte, veuillez présenter mes respectueuses salutations à votre épouse, Eugénie et Marie-Louise.

 

Bien à vous, votre dévoué et redevable Basile.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 14 avril 1813

 

Le front allemand

L’accueil des personnes qui nous hébergent le soir n’est plus le même. Et bien que nous soyons des alliés par un mariage, je crains que seul le prince et tous les dignitaires qui ont signé le pacte de coalition sont avec les français, le peuple n’est pas avec nous. J’ai entendu l’autre soir une conversation à laquelle je n’aurais jamais dû assister. Ce fut bien involontaire de ma part. En descendant prendre le frais dans le jardin de mes hôtes, j’ai perçu bien malgré moi des voix venant des cuisines. Un groupe d’hommes s’invectivaient. Je n’ai pas voulu être indiscret mais leurs voix étaient si fortes qu’il m’aurait fallu être sourd pour ne point les entendre. L’un deux disait que le pacte ne devait pas être rompu et les autres lui répondaient que jamais ils ne se battraient contre les prussiens ou les russes car ils étaient des frères de sang et qu’il était plus grave de trahir un frère de sang qu’un ennemi devenu un ami par mariage même s’il s’agissait d’un mariage royal.

Sur le moment je n’ai pas compris de quoi il s’agissait mais lorsque le nom de Napoléon a été prononcé j’ai compris qu’ils parlaient du mariage de l’empereur avec l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, fille de l'empereur François Ier d'Autriche et que les ennemis devenus des amis n’étaient autres que nous : les français.

En remontant me coucher, j’en ai eu froid dans le dos. Je dormais dans le lit de ceux qui souhaitaient notre mort !!! Je mangeais aussi à leur table et en y songeant cela n’avait définitivement coupé l’appétit. Pourtant tous ces gens m’avaient paru si gentils… Heureusement le lendemain matin on nous avait demandé de préparer notre paquetage. Nous repartions sur les routes et j’en fus ravi. J’eus tout juste le temps de rentrer rassembler mes affaires, puis de saluer la maîtresse de maison tandis qu’elle me remettait pour la route un petit colis dans lequel, me disait-elle, elle avait mis du fromage, du pain et du vin. Je la remerciais et filais.

De la journée je ne touchais pas à mon colis. Je ne pus me résoudre à l’offrir à l’un de mes camarades de peur qu’il puisse s’empoisonner !!! Le soir venu à l’abri des regards je vidais le vin, je jetais le fromage et le pain dans la rivière. Tout ceci fut si soudain qu’instinctivement j’avais paniqué. J’eus si honte de moi que quelques jours après alors que nous faisions bivouac dans un petit village, je décidais d’aller me confesser. Le curé me sermonna vivement précisant qu’aucun homme ne ferait pareil chose sans risquer la damnation éternelle. Il me demanda de réciter cinq « Notre père » et trois « Je vous salue Marie ». Et m’interdit de boire du vin durant toute la semaine suivante.

 

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Journal de bord de Basile Carpentier – 16 avril 1813

 

Aujourd’hui nous avons marché sous une pluie battante. Les chemins que nous avons empruntés étaient boueux et glissants. Nombre d’entre nous se sont retrouvés les quatre fers en l’air. Ce n’était pas drôle pourtant cela nous faisait rire malgré tout, jusqu’au moment où c’est à mon tour que j’ai fait rire. J’aurais aimé rire de moi-même mais je m’étais tant enfoncé dans la boue que je n’arrivais plus à m’en extraire. Par chance trois de mes camarades m’y ont aidé. Une heure après nous atteignions notre campement où j’ai mis plus d’une heure à retirer mes vêtements et à me décrasser.

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Lettre de Basile à Eugénie 17 avril 1813

 

Ma tendre Eugénie

Nous sommes sur le front allemand, nous devrions monter jusqu’à Berlin. Enfin si nous y arrivons compte tenu de la lourdeur de notre paquetage…

Depuis ces derniers jours le temps est froid, humide et il me semble que les journées sont plus courtes que chez nous à la même période. Hormis la langue, la vie dans la campagne allemande semble être la même que dans la campagne française. Les paysans sont aussi démunis que chez nous. Les temps sont durs pour tout le monde.

En entrant en Allemagne, j’ai cru que ma vie allait changer et, que la guerre pourrait nous surprendre aux détours d’un chemin. Il n’en a rien été. Ici aussi les boulangers font leur pain, les commerçants ouvrent leur échoppe, les riches vivent richement et les pauvres restent pauvres. La vie suit son cours.

Une chose change tout de même c’est le temps. Jour et nuit, on a l’impression que le froid nous pénètre les os.

Depuis 10 jours il ne cesse de pleuvoir, les nuits sont encore bien glaciales. D’habitude chez nous, les jours rallongent et à cette période le soleil apparaît fréquemment.

Sinon je n’ai pas vu votre frère depuis longtemps mais je sais que son régiment est parti sur le front rejoindre le quartier de Napoléon.

 

Tous les jours nous croisons sur les routes des hommes venus de partout rejoindre la grande armée, des russes, des prussiens, des Allemands…

J’aurais aimé me faire quelques bons amis avec qui j’aurais pu après la guerre correspondre, éventuellement les visiter, cependant à quoi bon faire tous ces plans. Vous connaissez mon côté réservé, pourquoi faudrait-il que je me fasse violence au risque de voir disparaître ceux-ci à la première bataille.

Comme vous pouvez le constater mon esprit pour une fois est morose, le temps sans doute y est pour quelque chose et les nouvelles du front aussi ne sont guerre optimistes. Surtout celles que nous donnent les anciens. Ils sont réalistes ou fatalistes car ils pensent que quelle que soit l’issue d’une bataille il y a toujours des perdants des deux côtés, et de nombreux morts de part et d’autre.

Plus j'y pense et plus j'ai peur, non pas de mourir car la cause est belle, nous nous battons pour notre liberté mais j'ai peur de vous laisser toute seule, de ne plus jamais vous voir, vous parler.

Je suis impatient de vous lire ma bien-aimée

Votre Basile bien-aimé.

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En relisant son courrier Basile n'est pas fier de lui. Il plie sa lettre et la place dans son journal de bord, il n'enverra pas ce message à Eugénie. Il doit absolument lui épargner ses divagations et rester dans ses échanges avec elle le plus éloigné possible des conséquences de la guerre tant sur les hommes que sur son moral.

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Notes de l’auteur avril 1813

 

Après quinze années de victoire, la défaite en Russie reste ancrée dans tous les esprits, la destruction de la grande armée a totalement abattu qui croyaient l’empereur invincible. Riches comme pauvres critiquent Napoléon et ses dépenses excessives. Durant l’hiver 1813, en vu de plaire aux souverains qui petit à petit n’hésitent pas à se désolidariser de la France, Napoléon met en place de grosses réformes afin de réorganiser son armée. Trente-quatre nouveaux régiments d’infanterie vont voir le jour. Et malgré certaines critiques de la société intellectuelle, les français restent très fidèles à Napoléon. La terrible défaite contre les russes motive et encourage les français partout sur le territoire à se porter volontaires. Toutes les grandes villes veulent participer à la reconstruction de la grande armée et font preuve de beaucoup d’imagination dans ce sens pour encourager chacun de ses concitoyens à s’engager. Une grande partie des nouvelles troupes auraient dû rejoindre les drapeaux en 1814 et 1815 mais des textes vont leur permettre de rejoindre leurs aînés par anticipation dès l’année 1813. Ils sont si jeunes que la plupart sont encore imberbes, on les surnomme « Les Marie Louise ». C’est l’impératrice Marie-Louise qui signe avec Cambacérès un texte qui permettra aux jeunes soldats qui n’ont pas l’âge légal pour s’engager de pouvoir tout de même rejoindre la grande armée. Parmi tous ces jeunes garçons se trouvent de nombreux allemands, hollandais, italiens, français dont Gustave et Basile.

La situation de l’Empereur n’est pas des plus aisée, malgré les nombreuses recrues, il manque cruellement de cavalerie, il n’en possède que quinze mille seulement. Si l’Empereur veut poursuivre sa tactique qui consiste à prendre l’ennemi de vitesse, il doit pouvoir demander à ses troupes d’avoir toujours un temps d’avance, tant dans la reconnaissance du terrain, que pour surprendre et débusquer l’ennemi, ou ne pas lâcher ses ennemis lorsque ceux-ci battent en retraite. Les français le savent et là encore ils n’hésitent pas à faire don de leurs chevaux car les ennemis de Napoléon et de la France grossissent chaque jour un peu plus. Charles de Suède qui n'est autre que l'ancien maréchal de France Jean-Baptiste Bergamote est devenu roi de Suède en 1810, avec l'aval de Napoléon malgré sa disgrâce en 1809. Sans doute Napoléon espérait-il que celui-ci reste dans l’alliance française. Durant quelques temps, le nouveau roi Charles XIV soutient le blocus continental mais conscient qu'il risque de perdre son trône il rejoint les coalisés le 11 mars 1813. Le 12 mars les français fuient Hambourg tandis que le 18 mars 1813 les russes y entrent. La coalition attire désormais les prussiens qui n’hésitent pas à inviter les membres de la Confédération du Rhin à les rejoindre, pourtant mi-mars celle-ci sera dissoute. Les allemands reçoivent les cosaques à bras ouverts et l’ancien régime est rétabli. Le port est à nouveau ouvert aux marchandises qui viennent notamment d’Angleterre au grand bonheur des anglais. Voilà pourquoi tous les ennemis de la France marchent bientôt sur Paris. Les Russes accompagnés des Prussiens traversent le Niémen, les Autrichiens voient venir tandis que les anglais sont ravis d'autant que Wellington basé en Espagne se dirige à grands pas vers la frontière française. La Prusse, la Russie et la Suède rejoignent la 6ème coalition, les coalisés sont désormais à la tête de trois grandes armées : d'une part le général russe Levin August Von Bennigsen à la tête de soldats russes et prussiens, d'autre part le général Gerhard Von Blücher à la tête d’une armée prussienne et enfin le roi de Suède Charles XIV à la tête de soldats suédois, russes et prussiens.

Les coalisés russes, prussiens et suédois se soutiennent pour reprendre l’Allemagne et attaquer les français. Le roi de Suède aux côtés du général russe Levin August Von Bennigsen assiégera Dantzig et le général Gerhard Leberecht Von Blücher à la tête de ses soldats en grande majorité prussiens entrera en Allemagne.

Un seul homme est capable de tenir tête à l'Europe coalisée après la terrible déroute de Russie. Depuis le 15 avril, Napoléon fort de ses 350 000 hommes sous ses ordres se dirige à grands pas vers l’Allemagne où lui aussi est sûr de son triomphe. Cette victoire est nécessaire après la défaite cuisante en Russie.

Cette défaite a donné à de très nombreux pays l’envie de s’unir pour combattre Napoléon qui n’est plus le grand personnage d’une armée invincible. C’est notamment en Prusse qui devait normalement fournir des hommes à Napoléon que tout va débuter. Au printemps 1813, les prussiens commencent à être hostiles à Napoléon et c’est la raison qui va les pousser à créer une armée territoriale qui se joint aux russes.

 

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Pensées d’Eugénie mars 1813

Depuis le départ de Basile et de son frère Gustave, Eugénie passe une grande partie de ses journées avec son père. Elle n'a jamais été aussi heureuse. Elle a un peu honte parfois de se sentir si épanouie sachant que les deux personnes qu'elle aime le plus risquent leur vie à la guerre. Cependant les nombreuses lettres de Basile ne font pas état de tant de violence. Il ne parle jamais de la guerre telle qu'elle est décrite régulièrement dans le journal de presse locale de son père. Tous les faits rapportés par les journalistes lui avait fait craindre le pire au point de vouloir empêcher Basile de s'engager. Aujourd'hui la guerre lui semble bien lointaine et presque sans risque... Ou du moins Eugénie tente de s’en persuader consciemment ou inconsciemment. Toujours est-il qu'une telle attitude lui permet de se sentir un peu moins coupable de vivre en compagnie de son père les plus beaux moments de sa vie grâce au départ de son frère. Depuis des mois, Eugénie passe de longues heures à prier, ce qui fait dire à son père qu'il a pris une bonne décision en envoyant sa fille au collège des Ursulines dès son quinzième anniversaire, un emploi du temps bien rempli lui permettra de libérer son esprit des frayeurs de la guerre.

Ce qu'ignore son père c'est qu’Eugénie prie surtout pour que rien ne change : ses balades à cheval, ses parties de chasse, ses visites dans les métairies, et son implication journalière aux côtés de son père. Elle s'en veut terriblement de souhaiter pour son frère et pour Basile un avenir aux antipodes. Et si elle prie pour demander à Dieu de les protéger tous les deux, là s’arrête ses pensées, ses espoirs et l’avenir qu’elle leur destine. Alors qu'elle attend le retour de Basile avec fébrilité, elle espère que son frère ne rentre pas trop rapidement. Pour ces vilaines pensées rendues possibles uniquement à cause ou grâce à leur enrôlement dans l'armée, elle prie pour demander pardon à Dieu. Cependant chaque jour elle tente de se persuader que son frère doit être aussi heureux qu'elle-même à cet instant présent. Depuis toujours ou presque il admirait leur père en tant qu'officier de la Grande Armée et son plus cher désir était qu’un jour il puisse lui-même intégrer un corps d'armée. C’était chose faite !!! C'est dans cet état d'esprit tourmenté et épanoui qu'elle poursuit son chemin entre études avec son précepteur et plaisir avec son père.

Jusqu'à présent Eugénie écrit régulièrement à Basile pourtant à aucun moment elle ne songe à lui confier ce secret. Elle n'ose pas le confesser à Monsieur le curé. Son seul recours est une correspondance soutenue avec son amie d'enfance Marie-Antoinette.

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Notes de l’auteur

 

Le 25 avril 1813, Napoléon, après avoir confié la régence à l’impératrice Marie-Louise, décide de prendre la tête de son armée à Erfurt. Il rejoint Eugène de Beauharnais, son ex-beau-fils. Il est désormais à la tête de plus de 120 000 hommes.

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Journal de bord de Basile Carpentier 25 avril 1813 Erfurt

 

Aujourd'hui l'empereur est venu passer ses troupes en revue sur le front allemand. Il s'est adressé à nous tous, simples soldats comme si nous étions ses enfants, comme si nous faisions partie de sa famille. Chaque mot qu'Il a prononcé, était destiné à chacun d'entre nous, jeunes et vieux mais surtout aux jeunes troupes comme moi. D’après les anciens, Il connaît l'état d'esprit de ses hommes et lorsqu’il sent du relâchement au sein de ceux-ci pour quelque raison que ce soit, le découragement, la fatigue ou tout simplement une certaine lassitude due parfois à un temps pluvieux, humide qui nous poursuit comme ce mois-ci et qui trempe tout et tout le monde au point que nous n'arrivons plus à nous sécher, que nous avançons dans de la boue jusqu'aux genoux, Il passe en revue ses troupes. Napoléon force l'admiration générale et sait nous redonner le courage d'avancer et de gagner du terrain. Je dois reconnaître que je n’ai jamais imaginé qu’un homme puisse avoir autant d’influence sur des centaines voire des milliers d’hommes. Aujourd’hui, je comprends mieux ce que certains d’entre nous voulaient de nous dire lorsqu’ils nous racontaient d’anciennes campagnes.

Avant la venue de l’empereur, un vieux briscard, pour nous donner du courage, a tenté de nous faire comprendre que ce que nous vivions ces dernières semaines n’étaient rien à côté de ce qu'ils avaient vécu en Russie aux côtés de leur chef suprême pourtant il reconnaît qu’aujourd'hui l’état d'esprit général est bien différent. Depuis le début des guerres engagées par Napoléon de nombreux étrangers constituaient son armée. Généralement tous les soldats se soutenaient et se battaient à ses côtés pour le meilleur et pour le pire, aujourd’hui que nous nous battons sur le front allemand les choses changent pour certains de ces mêmes soldats et notamment les soldats allemands. Ils doivent se battre contre ceux qu’ils considèrent comme leurs compatriotes avant de les considérer comme des adversaires...

 

Journal de bord de Basile Carpentier 27 avril 1813

 

Quand le soir les tirs cessent et que l’obscurité nous envahit, nous sommes parfois perdus dans ce silence si oppressant que nous nous regroupons le plus possible autour des feux de camps, telles les grappes de raisins sur les ceps de vigne peu avant les vendanges. Sans doute espérons-nous que la chaleur des flammes et la proximité de nos voisins nous protègent et nous réchauffent un peu. Et puis c’est aussi l’occasion d’écouter les vieux soldats nous raconter leurs campagnes. Certains sont aux côtés de Napoléon depuis le début, ils paraissent si vieux et nous si jeunes que l’on s’étonne de si bien cohabiter. C’est grâce à eux que nous tenons le coup et gardons espoir. Ils ont vécu tant de choses qu’ils nous racontent le soir autour des feux, qu’ils nous donnent envie de vivre de pareils exploits.

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Journal de bord de Basile Carpentier 29 avril 1813 Passage de la Saale

 

Aujourd’hui nous nous sommes mis en formation pour attaquer, c’est notre première bataille. Nous avons franchi la Saale et nous avons vécu notre première victoire.

On a formé les carrés avec au centre les officiers, les sapeurs et les tambours. Puis notre capitaine a crié : « Serrez les rangs » et le canon a tonné, la fusillade s’est engagée. Bientôt un trou s’est formé dans notre carré. C’est à cet instant précis où tout, matériel et hommes ont volé en éclat que j’ai pris réellement conscience que la guerre était là, où plutôt que j’étais là au centre de la guerre. Les carrés se sont reformés. Notre capitaine a repris :

« Halte, 1er rang, genou à terre,

  • Croisez les baïonnettes

  • Apprêtez armes

  • Attention au commandement…

  • En joue … feu …

Ces mots sont définitivement gravés dans ma mémoire.

Nous étions toujours le genou à terre lorsque notre capitaine a poursuivi : « chargez armes !! »

Et tout a recommencé.

Un nouveau commandement nous a indiqué de déployer les carrés pour marcher en colonnes, les tambours roulaient et marquaient la charge tandis que les canons ne cessaient de tonner pour s’abattre aveuglement parmi les hommes, décapitant des têtes, mutilant des membres, tuant soldats, officiers, tambours, sapeurs, tirailleurs sans distinction, sans pitié.

Malgré cela, on obéissait aux ordres tant que notre capitaine en donnait. Et si par malheur, il venait à tomber un autre supérieur le remplaçait jusqu’à ce que, nous prenant presque par surprise la nuit arrive insidieusement, le brouillard tombant, nous laissant presque désemparés au milieu de centaines de morts éparpillés.

Nos ennemis avaient dû être aussi surpris que nous-mêmes par la nuit car le bruit assourdissant des canons avait cessé également de leur côté , seuls quelques échos lointains raisonnaient. Désormais l’unique bruit des soldats marchant lourdement retentissait dans le silence de la nuit, c’était le cliquetis de nos paquetages. Enfin un ordre fut donner, d’où était-il venu ? Nul ne le savait mais il se propagea à la vitesse de l'éclair de bouche en bouche, d'oreille en oreille, de la tête du bataillon au dernier détachement des cuissons. Et aussi machinalement que nous nous étions mis en route les hommes d'abord immobiles, s’affaissèrent sur le sol tels des soldats de plomb balayés d'un revers de main, harassés, épuisés, crottés, trempés, affamés sans doute comme moi-même et cependant incapables de bouger, assis sur les genoux à demi embourbés. Où étions-nous ? Nous n’en n’avions aucune idée. Petit à petit des feux de camps s’étaient allumés, dans le même temps des infirmiers étaient venus s’occuper des blessés qui étaient transportés dans un bâtiment resté jusqu'à présent invisible, et qui bientôt prenait vie. Des lanternes, des bougies faisaient apparaître des formes fantomatiques. Le vacarme incessant de cette journée avait cessé et avait soudain laissé place à un silence oppressant où des gémissements commençaient à se faire entendre. J’appris que nous étions à Weissenfels où un grand nombre de détachements se trouvaient réunis. Un vieux grognard nous annonça que l'empereur venait d'arriver parmi nous, comment l'avait-il su je n'en n'avais aucune idée et pourtant une rumeur grossissait telle une lame déferlante. L’empereur était vraiment parmi nous ce soir.

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Journal de bord de Basile 30 avril 1813

 

Autour des berges de l’Elbe, le paysage est magnifique mais désert. On a l’impression que la population a fui les maisons comme si à chacun de nos pas nous apportions avec nous l’annonce d’une terrible épidémie.

Au cours de ces journées sans bataille presque sans bruit, tout semble serein, calme et merveilleusement beau à cette saison.

La campagne est si resplendissante que parfois je rêve d’y revenir avec vous plus tard, ma tendre et douce Eugénie lorsque la paix sera rétablie. Vous aimeriez certainement la beauté des lieux.

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Notes de l’auteur fin avril 1913

 

Le 1er mai 1813, la campagne d’Allemagne n’a pas encore commencé que déjà l’empereur vient de perdre l’un de ses plus fidèles compagnons, le Maréchal Bessière vient d’être fauché par un boulet de canon à Weissenfels. Il parait que ceux qui sont présents à cet instant ont pu voir une grande tristesse passer sur le visage de Napoléon.

À l’annonce de la mort du Maréchal Bessière, le Maréchal Ney dira : « C’est une belle mort » ce à quoi il ajoutera à mi-voix : « c’est notre sort à tous ! »

Durant les jours qui suivent Napoléon va devoir ruser pour battre les Prussiens ; prendre Berlin les forcerait à quitter la coalition et ferait peur aux Autrichiens afin qu’ils ne se rallient pas aux russes. Mais c'est sans compter sur les coalisés qui sont en Saxe. Deux options se présentent à Napoléon défendre les Saxons au risque de voir ses alliés allemands changer de camp ou battre l'ennemi.

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Journal de bord de Basile le 3 mai 1813

 

Notre armée continue sa route vers Lützen, le corps du maréchal Ney forme l’avant-garde.

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Journal de bord de Basile 7 mai 1813

 

Je rejoins un régiment d’infanterie sur l’Elbe et le Rhin qui est, en fait, un ancien régiment d’artillerie de marine. Tous les soldats et matériels disponibles de l’étranger et notamment d’Espagne sont rappelés et dirigés vers l’Allemagne. Il paraît que des milliers de soldats de partout envahissent les routes de France.

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Notes de l’auteur début mai 1813

 

C'est ainsi que le 2 mai 1813 Napoléon marche sur Leipzig, la campagne d'Allemagne commence réellement.

A Lützen les Prussiens et les Russes attaquent les divisions du Maréchal Ney. La lutte dure toute la journée et c'est l'intervention le soir de la jeune garde française qui permet à l'empereur d'être supérieur. Malheureusement sans cavalerie, il lui sera impossible de poursuivre ceux qui fuient. Pourtant la bataille est gagnée au prix de terribles pertes humaines, près de 20 000 hommes parmi les coalisés meurent, 18 000 Français sont tués ou blessés. Cette victoire des Français va ébranler les Russes et les Prussiens pendant que le général Blücher se replie avec ses hommes sur la rive droite de l'Elbe en attendant sa revanche. Napoléon entre dans Leipzig.

Alors que les Russes se replient et abandonnent Leipzig, ils se considèrent eux-mêmes comme vainqueurs.

Le 8 mai 1813 les troupes repartent en direction de Dresde qui sera reprise. La Grande Armée avec à la tête Napoléon est revigorée, les troupes traversent l'Elbe, puis durant deux jours les 20 et 21 mai les maréchaux Ney et Oudinot font reculer les Prussiens et les Russes mais Blücher va fuir à nouveau évitant l'anéantissement total de son armée. Ney ne le poursuivra pas, il pense que si Napoléon n'est pas présent personne ne peut mettre en place une bonne stratégie militaire.

La bataille de Bautzen se termine comme la première, 15 000 français seront tués en pure perte, diront certains. Le 22 mai alors que le Grand Maréchal du palais Duroc poursuit les coalisés, un boulet de canon le fauche. Là encore Napoléon va perdre la personne qui lui est la plus proche, son intime, son homme de confiance. Il est présent lors de son dernier soupir. Il paraît qu'on l'a vu pleurer ce jour-là.

L'armée française comme celle des coalisés est à bout de force. Les coalisés complètement déroutés proposent un armistice à Napoléon qui veut refuser, toutefois la pression de ses maréchaux est telle qu'il va céder. C’est sans doute là une énorme erreur qui va lui coûter cher.

Dès lors plus un bruit de canon, c'est le moment que va choisir l'Autriche pour rejoindre la coalition, la Suède va suivre. Bernadotte allié de Napoléon ne va pas hésiter à prendre les armes contre son propre pays : la France.

 

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Journal de bord de Basile le 8 mai 1813

 

Durant la bataille de Lutzen il y a eu de nombreux blessés qui ont été transportés en lieux sûrs par des dizaines de jeunes gens et jeunes filles des villes des alentours. Ils leur sont venus en aide spontanément. Je les ai trouvés très méritants, courageux et généreux.

Je suis heureux et fier de leur comportement. J’espère agir de même en de pareille circonstance. Ces jeunes gens non-engagés dans l’armée mériteraient des médailles pour leurs actes de bravoures.

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Journal de bord de Basile Carpentier 15 mai 1813

 

A partir du 2 mai 1813 toutes nos troupes se sont regroupées en Saxe pour repousser les Russes qui ont franchi le Niémen. Nous nous sommes retrouvés face aux troupes du général Blücher. Les affrontements ont été terribles, nous avons eu des milliers de morts et de blessés parmi nos rangs, il ne fait aucun doute que nos ennemis ont subi autant de pertes.

Nous avons tous lutté vaillamment aux côtés de l'empereur et nous avons réussi à repousser les coalisés derrière la rive droite de l'Elbe. Après avoir récupéré la ville de Leipzig, quelques jours plus tard notre unité y a pénétré avec à sa tête Napoléon.

Le 8 mai 1813 Napoléon a retrouvé le roi de Saxe qui revenait de Prague. J’apprends que nous avons repris Dresde et nous avons continué d'avancer.

Quelques jours plus tard nous avons été plusieurs jeunes recrues réquisitionnées pour aider un capitaine qui a reçu l’ordre de récupérer tous les chevaux disponibles pour l’empereur. Nous avons assisté à des scènes étonnantes de la part de notre capitaine qui a obligé tous les hommes civils ou militaires à cheval à mettre pied à terre. C’était presque comique de voir leur visage convulsé de colère et pourtant silencieux, les ordres venant du plus haut sommet de l’état personne n’aurait osé s’y opposer.

Le 10 mai 1813 nous passions l'Elbe. Depuis nous pansons nos plaies.

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Journal de bord de Basile Carpentier 30 mai 1813

 

Le 19 mai 1813 l'empereur est aux portes de Bautzen et s'apprête à entamer une nouvelle bataille. Dès que notre commandant en chef passe en revue ses troupes, tous les soldats sont galvanisés. Nous avons le sentiment que rien ne peut nous arriver.

Grâce à cela, dès la première journée de combat du 20 mai 1813 vers midi nos troupes se sont emparées de la ville de Bautzen. Les canons n'ont cessé de retentir presque cinq heures, durant lesquelles nous nous sommes battues jusqu'à la tombée de la nuit contre les troupes russo-prussiennes.

Le lendemain, tandis qu'une nouvelle offensive faisait rage, l'armée du Tsar Alexandre 1er a été obligée de reculer.

Nous avons gagné la bataille de Bautzen toutefois lors des bivouacs certains grognards étaient très en colère après le général Ney qui n'avait pas permis à nos troupes d'écraser l’ennemi en raison d'une erreur de tactique, et le manque de cavalerie qui n’avait pas permis de poursuivre les coalisés. Autour des feux de camp, nous avons écouté tous les vieux soldats discourir tels des généraux, de logistique et par-dessus tout du genre du génie tacticien de Napoléon contrairement à certains de ses maréchaux. Ils considèrent que le maréchal Ney n'a pas été assez combatif ce qui a permis aux troupes du tsar Alexandre Ier de se retirer en bon ordre. Certains qui ont participé à l'offensive qui consistait à prendre à revers l'ennemi, précisent que celui-ci était à portée de main et aurait pu être définitivement battu. Tous les soldats et particulièrement les plus jeunes sont très respectueux et admiratifs de ces hommes dont certains suivent l'empereur depuis le début de sa campagne d'Égypte.

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Château du comte d’Artois juin 1813

 

Depuis le départ de Gustave, le père d’Eugénie semble prendre beaucoup de plaisir à partager chaque jour du temps en compagnie de sa fille. D'autant qu’Eugénie sait s’adapter totalement à l'emploi du temps de son père quel qu’il soit. Elle fait du cheval à ses côtés, elle le suit lors de ses visites auprès de ses métayers. Elle assiste même à certaines réunions tantôt avec un banquier, un partenaire d'affaires ou quelques-unes de ses relations. Le seul endroit où elle ne soit pas autorisée est “Le Cercle des Officiers” qui n'accepte pas les femmes. L'autre jour, elle s'est même rendue à une réunion au sein de la mairie.

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Château du comte d'Artois juillet 1813

 

Depuis plusieurs mois, Eugénie ne quitte plus son père. Partout où il va, elle y va aussi. Elle participe à la gestion du domaine, aux ventes et aux achats organisés par son père. Elle rend visite aux métayers, tient ses livres de comptes. Eugénie se permet même parfois de lui faire part de quelques idées qu’il trouve plutôt judicieuses. Mais outre toutes ces activités journalières avec le comte, Eugénie l'accompagne aussi dans ses parties de chasse. Le comte d'Artois doit admettre que malgré la complicité qu’il avait avec son fils avant son départ pour la guerre, jamais Gustave ne s'était autant impliqué dans les affaires courantes. Seules ses galopades dans les champs, ses parties de chasse mobilisaient son attention, ses discussions sur les campagnes militaires de son père l'enthousiasmaient.

Depuis quelques mois déjà, Eugénie aurait dû préparer son départ pour le collège des Ursulines. Ni son père, ni sa mère n'arrive à se faire à l'idée d'une telle séparation. Le départ de Gustave a meurtri la famille, un autre départ risquerait de la terrasser !!!

Eugénie a su se rendre indispensable auprès de chacun d'eux, espérant une réaction dans ce sens. Elle s'est efforcée d'aider sa mère dans toutes les tâches ménagères lorsqu'elle n'est pas avec son père. Elle supervise l'achat de la nourriture, élabore avec elle les menus et pour la première fois participe à l'organisation d'une grande réception donnée en son honneur à l'occasion de son quinzième anniversaire.

Personne n'est dupe mais chacun en est heureux. Eugénie depuis le départ de son frère crée autour d'elle un véritable tourbillon qui égaye le château. Le comte aurait tendance à approuver son attitude…

Tous ces chamboulements dans la vie d’Eugénie ne lui laissent pas une minute de liberté au point d’en oublier Basile ces dernières semaines.

Lors de sa réception d'anniversaire, Eugénie charme tout le monde, jeunes et plus vieux, amies de sa mère comme ceux de son père. Et sa beauté n’ôte rien à cela, bien au contraire, ses prétendants se bousculent…

Pour une si jeune femme, Eugénie semble toujours à son aise.

Au petit-déjeuner elle commente avec son père les pages politico-économique du journal tandis que dans la soirée elle fait la lecture à sa mère d'œuvres romanesques ou d’articles de mode.

Les semaines s’écoulent agréablement pour tous les membres de la famille d'Artois.

Au fil du temps Eugénie prend de l'assurance et progressivement elle devient une jeune femme pleine de surprises, à la fois indépendance, brillante et particulièrement jolie. À chacune des soirées organisées par ses parents, elle est le centre d'attention de tous les invités.

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Lettre d’Eugénie à Basile 20 août 1813

 

Mon cher et tendre Basile

 

Merci pour vos nombreuses lettres plein d'espoir. Je vous prie de bien vouloir m'excuser pour mon long silence. Votre départ m'a beaucoup abattu et durant ces derniers mois j'ai envisagé de me tourner la tête dans une multitude d'activités auprès de père et de mère. La préparation de mon trousseau pour le collège des Ursulines qui aurait dû accaparer tout mon temps s’en est trouvée totalement bouleversée. Pour combler cette solitude j'ai tâché de me rendre indispensable auprès de mère en l’aidant dans toutes les tâches quotidiennes. Mais cela ne me suffisait pas, c'est la raison pour laquelle j'ai accompagné père dans toutes ses activités également.

Jamais je n'avais autant apprécié d'être avec l’un et l'autre.

J'ai vraiment découvert père ces derniers mois. Et je dois avouer que parfois j'ai un peu honte d'avoir totalement remplacé mon frère auprès de lui. Il semblerait même que, d'après père, je l'ai involontairement entendu le dire à mère, je suis bien plus impliquée que Gustave dans les affaires du domaine. Sans doute ne me reconnaîtriez-vous pas si vous deviez rentrer prochainement.

Vous ne sauriez imaginer combien je suis heureuse aujourd'hui. Ai-je le droit de penser cela tandis que vous et Gustave vous risquiez votre vie à la guerre.

Vous voir partir tous les deux m'a déchiré le cœur. J'ai bien cru ne plus pouvoir retrouver le sourire avant votre retour. Et pourtant mes activités m’ont tant occupée que je n'ai pas vu le temps filer.

Je suis impatiente de vous lire.

Votre très fidèle Eugénie.

 

PS : Je n’ai toujours aucune nouvelle de mon égoïste de frère. Embrassez-le de ma part et demandez-lui d’écrire à nos parents qui se languissent de lui. Ne dîtes rien à Gustave sur mes révélations s’il vous plaît.

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Notes de l'auteur août 1813

 

La bataille de Bautzen est une victoire pour Napoléon mais pas une victoire éclatante pour de nombreuses raisons. Cependant ce tacticien hors pair et chef incontesté de ses hommes fidèles jusqu'à la mort fait dire aux coalisés qu'ils auront beaucoup de difficultés à battre Napoléon . C'est la raison qui va les pousser à s'attaquer à ses maréchaux, fidèles certes mais bien moins audacieux et réactifs en comparaison du génie militaire de l'empereur.

Le premier à subir ces revers est le général Nicolas Charles Oudinot qui avance le 22, 23 août sur Grossbeeren avec 60 000 hommes dont des Saxons. Il est face au maréchal Bergamote, devenu Charles XIV, roi de Suède. Les caprices d'un temps exécrable, pluvieux et boueux rendent bientôt les mouvements des deux camps impossibles. Au cours de la bataille près de 1500 Saxons sont faits prisonniers, le lendemain ceux-ci n'hésitent pas à trahir les troupes françaises pour se rallier aux troupes russes. Les Français doivent battre en retraite laissant derrière eux environ 3 000 morts et blessés et plus de 1 500 prisonniers. Ce n'est qu'un début. Plus l’empereur avance, plus ses maréchaux et généraux subissent de déboires.

Le second à essuyer les foudres des coalisés est le maréchal Mac Donal. À peine quelques jours plus tard, le 26 août 1813, une erreur tactique de sa part permet au général Blücher lors de la bataille de Katzbach d'obliger les français à reculer encore. A l'issue de la bataille les Français perdent 15 000 hommes alors que les russo-prussiens en perdent quatre fois moins bien que chaque camp comptait sensiblement le même nombre d'hommes (110 000 russo-prussiens contre 100 000 français).

Le 26 et 27 août 1813 tandis que le maréchal Laurent Gouvion à la tête de 20 000 hommes se trouvent à Dresde, un point de défense stratégique, capitale de la Saxe mais également le plus grand dépôt militaire, il est un temps menacé par les coalisés qui sont deux fois plus nombreux. Heureusement Napoléon venu en renfort avec 130 000 hommes réussit à les ébranler et à les faire reculer pour enfin battre en retraite. La victoire est incontestable mais laisse tous les généraux abattus et dans les rangs on murmure que l'empereur va faire tuer tout le monde. Malgré le succès de Napoléon, l’offensive des coalisés dirigée contre ses maréchaux bat son plein. Tous savent que Napoléon ne rebroussera pas chemin. L’empereur avance au détriment de sa propre santé, il a appris que le maréchal Vandame est en difficulté et a besoin de son soutien. Mais à peine est-il arrivé à Pirna qu’il est pris de violents vomissements, épuisé, abattu, il est obligé de prendre du repos. Vandame sera battu à Kulm le 30 août 1813.

Toutes les troupes de part et d'autre sont à bout de force. C'est la raison qui poussera les coalisés à demander un nouvel armistice. Napoléon voudra refuser, sans doute eu égard à tous les hommes morts, blessés ou même faits prisonniers lors des dernières batailles, de plus Napoléon est un soldat qui ne veut rien lâcher. Il est tenu d’avancer, sinon il ne lui restera rien. Cependant ses maréchaux l'exultent à y réfléchir.

C'est ainsi que Napoléon signe le 4 juin 1813 pour une durée de 7 semaines l’armistice de Pleiswitz avec les coalisés. Et tandis que l’empereur tente lors de cette trêve de redonner vie à son armée, les coalisés mettent le doute dans l'esprit des Autrichiens afin de les convaincre de rejoindre la coalition.

Avec le recul, l'histoire prouvera que l'armistice fut une nouvelle erreur. On pense que l’empereur aurait dû mettre à terre ses ennemis, il en avait les moyens. Ces hommes étaient prêts à donner leur vie pour lui. Mais qui étaient ces hommes ? De simples soldats ou leur chef ? À l'issue de la signature de l'armistice, l'Autriche rejoint les rangs coalisés. L'armée des coalisés compte désormais plus de 800 000 hommes tandis que l’armée de Napoléon n’en compte que 300 000. La descente aux enfers se poursuit, Oudinot puis Ney le 6 septembre 1813 à Dennewitz devront également battre en retraite. La décision prise par la coalition de ne pas affronter Napoléon directement, tous le craignent, mais d’attaquer ses maréchaux permet aux coalisés de déstabiliser la Grande Armée qui est attaquée de toutes parts. Bientôt les victoires successives des coalisés galvanisent les troupes notamment les Prussiens, qui contrairement aux Français bénéficient de cavaliers habiles, rapides et efficaces dans les rangs des Cosaques russes. Les troupes de Napoléon début septembre 1813 sont éparpillées et en position de défense.

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Journal intime d’Eugénie 30 août 1813

 

Aujourd'hui, je me décide enfin à entreprendre un journal intime. Effectivement depuis le départ de Basile et Gustave pour le front, je n'ai cessé d'être bien occupée tant aux côtés de père que de mère. Je dois avouer que j'ai un peu négligé Basile. Pourtant il doit en avoir besoin. La vie au front est sans aucun doute difficile. Bien qu’il ne me raconte presque rien de la guerre, je le sens au travers des mots qu'il choisit pour ne pas l'évoquer.

Le départ de Basile m’a créé un vide immense, par chance je suis tellement investie aux côtés de père et mère que je n'ai presque pas vu le temps passer. Au cours de ces longs mois j'ai eu des pensées injustes vis-à-vis de mon frère et c’est une des raisons qui m'a poussée à commencer ce journal. La seconde est liée à mon anniversaire. Tant de choses se sont produites depuis cette date que j'ai encore du mal à imaginer tout ce que j'ai vécu et que je vis encore aujourd'hui. Et pour réaliser ma chance je dois mettre mes pensées par écrit.

 

Pour une meilleure compréhension des événements, pour mes futurs lecteurs, je me dois de faire un retour en arrière et une brève présentation de ma personne.

Je m’appelle Eugénie de Valois, je suis la fille du comte de Valois qui avait un fils, Gustave, de sa première épouse, décédée juste avant qu’il épouse mère en juin 1896 et que je vienne au monde le 13 septembre 1797. J’ai été élevée entourée d’amour et de bienveillance. Mon demi-frère Gustave a toujours été très gentil avec moi au point que je le considère comme mon propre frère. Cependant c’est un garçon et seuls les jeux de garçons l’intéressaient. Contrairement à Basile que j’ai toujours connu à nos côtés. Il n’est pas notre frère mais nous le considérons comme tel. Mon père et son père sont amis de longue date, bien avant nos naissances et sans doute bien avant que Basile ne perde sa maman. Depuis que nous sommes tout petits nous suivons les mêmes cours auprès de Monsieur Prud’homme notre précepteur. Je n’ai jamais vraiment su comment ni pourquoi ces choses-là étaient ainsi, je sais seulement qu’elles étaient ainsi. Ce que je sais également c’est que père a énormément d’affection pour Basile et qu’avant son départ pour le front, père l’a beaucoup aidé.

C’est dans ces conditions que j’ai grandi aux côtés de deux garçons que je considérais comme mes frères et d’une petite sœur trop petite pour jouer avec elle.

 

Cependant au fil du temps et plus particulièrement l’année dernière, Basile et moi, avons vu nos sentiments évoluer. Tout au long des mois, je me suis aperçue que ce que je ressentais pour Gustave était très différent de ce que je ressentais pour Basile. Nos conversations étaient plus profondes, plus intenses. Nos regards ne résonnaient plus comme lorsque nous étions enfants. À peine nous effleurions-nous que tout mon corps était parcouru de frissons. Un jour nos mains se sont frôlées plus que d’habitude et je crois que nous avons su. Nous n’abordions pas le sujet et pourtant nous le savions, c’était notre secret !!! Les choses se sont précipitées lorsque Gustave s’est enrôlé. Basile croyait devoir prouver à père qu’il était suffisamment bien pour prétendre à la main de sa fille, moi en l'occurrence. C’est la raison qui l’a poussé à s’engager lui aussi en devançant l’appel. Père est un général à la retraite et rien ne compte plus pour lui que la bravoure d’un homme. Nous avons toujours su que notre amour ne serait pas facile à défendre. Père et mère n’ont pas encore envisagé de me marier mais ce n’est qu’une question de temps. En septembre prochain je devais rejoindre le collège des Ursulines pour parfaire mon éducation de bonne maîtresse de maison et d’épouse. Rien n’était dit mais tout était prévu dans ce sens. Bientôt je serai promise. Cette idée me terrifie car j’aime profondément Basile et vivre sans lui à mes côtés me paraît impossible. À aucun moment, Basile n’a envisagé de s’enfuir avec moi, il est trop droit pour cela. Quant à moi, j’y ai songé plus d’une fois. Nous avons tout au plus deux ans devant nous, et Basile s’imagine que si la guerre ne le tue pas elle le rendra plus fort. Ces paroles sont celles que nous avons toujours entendues dans la bouche de père. Basile en était imprégné depuis tant d’années qu’il les croyait sincèrement. Personnellement j’étais horrifiée à l’idée qu’il puisse lui arriver malheur. La fuite me semblait bien moins terrible. Il s’y refusait, que pouvais-je faire ?

Espérer que le temps lui donne raison et qu’il revienne couvert d’une gloire militaire afin que père soit si fier qu’il ne puisse refuser de lui donner ma main.

 

Avant le départ de Basile, je lui ai confectionné en secret quelques objets utiles qui lui permettront de m’avoir tout prêt de son cœur.

Quel déchirement que leur départ. Alors que Gustave ne rêvait que de cela depuis toujours, Basile avait soif d’apprendre et d’acquérir suffisamment de connaissances pour obtenir un statut, un métier digne, reconnu, susceptible de lui permettre de subvenir seul aux besoins de sa future famille. Gustave a toujours été un militaire dans l’âme, son ambition était de suivre les traces de notre père, il n’avait aucune peur de partir à la guerre. Contrairement à lui, Basile était épouvanté par ce qu’il allait pouvoir découvrir. Il n’avait à aucun moment eu envie de se battre même lorsqu’il était enfant. Les jeux de garçons ne l’intéressaient pas. La chasse même lui faisait horreur, les chevaux l’effrayaient. Le bruit d’un tir sur le gibier le rendait malheureux. La lecture le passionnait, apprendre l’enthousiasmait, expérimenter le motivait. Qu’allait-il devenir dans cette guerre ?

J’espérais qu’il puisse participer à des activités le plus loin du front. Nous avions évoqué le sujet juste avant son départ. Je préférais qu’il puisse travailler dans les cuisines, ou dans la boulange comme son père, mais il n’en était pas question. Pour lui, seuls les champs de bataille lui apporteraient les honneurs qu’il offrirait à son retour fièrement à son futur beau-père… Tout au long des premières semaines, nous avons eu une correspondance soutenue, enflammée. C’était la première fois que nous étions séparés depuis l’enfance. Je n’arrivais pas à imaginer ma vie sans Basile à mes côtés pour étudier, philosopher, échanger tout simplement, enfin pour nos longues promenades silencieuses dans ce parc où seuls nos regards se croisaient pour exprimer ce que nous n’osions encore évoquer de vive voix. J’ai cru mourir d’ennui, d’angoisse et de tristesse durant ces longues journées et interminables nuit où tout me remettait en mémoire Basile …

 

Le départ de Gustave a laissé un vide auprès de père et bizarrement petit à petit je l’ai comblé, en parcourant avec lui la campagne à cheval puis en l'accompagnant à la chasse. Chaque jour nous passions de plus en plus de temps ensemble. Il m’arrivait même de délaisser quelque peu mes études. Monsieur Prud’homme avait perdu les garçons, surtout Basile très assidu à ses cours contrairement à Gustave qui n’hésitait pas à rater une leçon sous le prétexte d’accompagner père. Désormais il m’avait presque perdue aussi. C’est la raison pour laquelle il s’en était plaint à père qui s’était senti un peu honteux, et s’était confié à moi pour me promettre de faire un effort. Puis le temps des vacances était arrivé me libérant entièrement des cours de Monsieur Prud’homme.

Ce fut au tour de mère de me préparer à ma future destinée d’épouse et de maîtresse de maison. Je participais avec elle aux tâches ménagères. Elle m’enseignait l’art de diriger une maison ainsi que tous ses employés. Nous préparions les menus, nous supervisions les achats, je m’améliorais dans le domaine de la broderie, de la couture.

Cependant dès que j’en avais l’occasion je m’esquivais pour retrouver père. J’aimais l’observer faire ses comptes, j’étais attentive et ne cessais de lui poser des questions auxquelles il ne manquait jamais de répondre. Je le sentais heureux de m’enseigner ce qu’il n’avait pas réussi à faire avec Gustave dont l’unique plaisir était de l’accompagner dans leurs chevauchées interminables. Contrairement à lui, toute la gestion du domaine retenait toute mon attention. Les mathématiques me passionnaient désormais. D’après père j’avais un sens inné des chiffres et une très bonne compréhension de la tenue des livres de comptes.

Très vite, père m’avait fait confiance, il me laissait reporter quelques chiffres puis il m’avait permis de l’accompagner lors de ventes. Il m’apprenait à calculer les marges nécessaires pour le bon fonctionnement de la propriété. Au fil du temps, je partageais mon emploi du temps entre père et mère en privilégiant plus volontiers le temps passé auprès de père. Début août 1813 mon trousseau en vue d’intégrer le collège des Ursulines n’était pas terminé. L’idée même de devoir partir m’était intolérable. J’aurais aimé en parler à mes parents mais je n’en avais pas le droit, je devais obéir en attendant le retour de Basile, c’est ce que nous avions convenu ensemble.

Étonnamment un beau matin alors que je prenais congé de mes parents après déjeuner, à peine étais-je sortie de la salle à manger que j’entendis père s’adresser à mère en ces termes : “Ma chère, ne pensez-vous pas que nous pourrions reporter le départ d’Eugénie d’une année. Le départ de Gustave et Basile pour le front a désespérément vidé notre demeure et Eugénie ne cesse de m’étonner. Cette enfant est vive et intelligente, ses remarques sont pertinentes pour une enfant de son âge. Monsieur Prud’homme m’en a fait les éloges. Elle vient d’avoir quinze ans, le temps de la marier arrivera suffisamment vite pour ne pas la garder encore une année auprès de nous. Qu’en pensez-vous ma mie ?

A cela mère avait répondu : “Mon ami, depuis le départ des garçons Eugénie s’est métamorphosée surtout à vos côtés. Elle éprouve un immense plaisir à vous suivre bien plus qu’à participer à mes côtés aux tâches qui m’incombent. Vous savez combien je vous aime de permettre à nos enfants de prendre de l’indépendance, de l’assurance. J’espère qu’elle saura seconder son époux bien plus que moi-même mon cher mari. Quoique vous décidiez, je vous approuverai. Je suis si heureuse que nous soyons ensemble. Je suis si pétrifiée à l’idée qu’il puisse arriver malheur à notre fils. Vous savez combien j'exècre la guerre, elle vous a si souvent éloigné de moi et des enfants, même si, et j’en remercie dieu chaque jour, elle vous a permis de revenir vers nous sain et sauf. Je sais aussi que vous me direz que c’est la destinée de Gustave mais permettez-moi de craindre pour lui en tant que mère.”

 

Doucement je m’étais éclipsée le cœur léger. Dès lors je n’avais cessé de m’appliquer à satisfaire mes parents encore plus qu’à l'accoutumée. J’aidais mère dès que cela était possible et je continuais à accompagner père partout où il allait.

Mi-août 1813 mes parents m’avaient fait mander dans le bureau de père pour me mettre au courant de leur décision, supposais-je.

Effectivement père m’annonça que compte-tenu du départ de Gustave et de nombreux hommes au sein de la propriété, il préférait reporter mon entrée au collège des Ursulines d’une année. A aucun moment, je ne dévoilais mon enthousiasme, je feignis la surprise et j’acceptais “résignée” les conditions décidées par père. Je m’engageais durant l’année à venir à ne jamais manquer aucune leçon de Monsieur Prud’homme et à partager équitablement mon emploi du temps entre l’apprentissage des bonnes manières et des tâches ménagères auprès de mère et les activités à ses côtés. J’adorais mes parents pour leur ouverture d’esprit et la confiance qu’ils avaient en moi. Je les remerciais en leur promettant d’être fidèle à mes engagements afin de leur faire honneur.

Je leur demandais la permission de me retirer afin d’écrire à Marie-Antoinette, ma grande amie. Ce que je ne dis pas est que j’allais avant tout écrire à Basile pour lui annoncer cette merveilleuse nouvelle qui nous laissait une année supplémentaire de répit, quant à une possible épousaille !!!

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Lettre d’Eugénie à Basile le 30 août 1813

 

Mon très cher Basile

Je viens d’apprendre une nouvelle qui me réjouit et qui j’espère vous rendra heureux pour moi.

Vous savez combien je redoutais de me retrouver au collège des Ursulines, loin des miens. On vous avait déjà séparé de moi et l’idée de quitter le château où nous avions tant de souvenirs communs, m'éloignait encore plus de vous. Désormais j’ai un répit d’une année pour rejoindre mon collège. Tout se passe si bien à la propriété que père et mère ont décidé de repousser mon entrée au collège d'un an. J'en étais si réjouie que j'en ai pleuré trois jours durant en repensant à leur décision qui m’a remplie de joie et qui, je crois, les a rendus heureux. J'espère vraiment que cette guerre prendra fin rapidement afin de vous revoir. Toutefois je crains que le retour de Gustave me rende à nouveau presque invisible aux yeux de père. Cette pensée me fait horreur et me taraude sans cesse. Je vous en conjure si vous voyez mon frère ne lui dites rien quant à mes peurs dont j’ai profondément honte.

 

La maison depuis votre départ et celui de Gustave est terriblement vide. Mère n’est plus telle que vous la connaissiez, elle a perdu une partie de sa joie de vivre, et même si elle continue à organiser avec mon aide quelques réceptions, elle n’a plus l’enthousiasme qu’on lui connaissait. Elle se fait beaucoup de souci pour Gustave qui ne donne aucune nouvelle. Cependant elle m’a promis d’organiser une très grande fête pour mon seizième anniversaire. J'aimerais tant que vous soyez parmi nous à cette occasion. Mais je ne parle que de moi. Donnez-moi de vos nouvelles qui je l’espère seront bonnes. Racontez-moi ce que vous faites. Je m'inquiète souvent pour vous et je prie aussi beaucoup pour qu’il ne vous arrive rien.

 

Je suis impatiente de vous lire.

Prenez soin de vous.

Votre fidèle Eugénie

 

PS : Veillez aussi sur mon frère et donnez-moi de ses nouvelles si vous en avez.

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Journal intime d’Eugénie 7 septembre 1813

 

Depuis quelques jours j’ai repris les cours auprès de Monsieur Prud’homme. Je tâche d’être très attentive et réactive toutefois nos leçons sont bien ennuyeuses sans les interventions, les réactions ou les questions de Basile, sans les impertinences de Gustave. Monsieur Prud’homme lui-même semble quelque peu maussade. Pourtant l’un et l’autre faisons de notre mieux pour avancer.

Mon emploi du temps est très serré, avant les cours de dix heures à midi, je suis en compagnie de père. Tous les matins dès sept heures je l’accompagne tantôt à des ventes de bétail ou de céréales, tantôt à des galopades sur nos terres parfois à la rencontre de nos métayers. Le départ à la guerre de presque tous les hommes a rendu le travail des récoltes difficiles ces derniers temps. De nombreux enfants participent aux travaux des champs et les familles doivent être aidées. J’admire le travail de père sur son domaine. Il ne laisse personne dans le dénuement. C’est la raison pour laquelle tout le monde l’apprécie. Il sait être généreux si nécessaire toutefois il n’accepte pas le mensonge. Il répète sans cesse à qui veut l’entendre ce qu’il nous répétait maintes fois : “La confiance ne se gagne que dans la vérité”.

Toutes les familles qui travaillent sur nos terres sont de braves gens, certains n’ont pas grand-chose, mais ce sont des personnes fières et honnêtes qui ne demandent jamais l'aumône. C’est la raison pour laquelle père leur permet de remettre à plus tard leurs dettes.

Quant à moi, je reste à ses côtés et je prends notes de tout ce qui est dit.

Mère prépare quelques paniers de provisions qu’elle me laisse répartir à ma convenance. Les enfants sont si heureux lorsque je leur propose une pomme. Leur mère est toujours reconnaissante parfois gênée d’accepter mon panier. Il y a tant de misère dont je n’avais pas pris conscience jusqu’à présent. J’aimerais pouvoir dire à ces femmes qui ont vu partir leur mari, parfois leur fils que je les comprends, que je compatis mais je n’en fais rien. Je tends un panier rempli de fromage, de lait et de pommes de terre, je souris en baissant les yeux par égard à toutes ces femmes si courageuses et si fières.

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Journal d’Eugénie le 10 septembre 1813

 

Mon emploi du temps est bien rôdé. Après mes escapades avec père tôt le matin, je me consacre à mes études de dix heures à midi puis nous déjeunons et mes cours reprennent l’après-midi de quatorze heures à seize heures. Après cela, j’aide mère dans l’organisation de ses tâches ménagères. Je supervise le nettoyage de l’argenterie, ou de la préparation des repas à venir. Nous faisons ensemble la liste des courses dont nous avons besoin et en fin d’après-midi après le dîner nous brodons, nous jouons du piano et parfois je lis à mère quelques pages du journal mondain de Toulouse. Nous avons choisis mère et moi le tissu de la robe que je porterai à la prochaine réception. Le temps s’écoule chaque jour sans monotonie.

J’aime la vie que je mène aujourd’hui. Pour rien au monde je ne voudrais en changer. Chaque moment est unique et spécial. J’apprends tant de choses. Jamais je n’aurais imaginé être aussi heureuse que j’en ai parfois honte, sachant que les personnes que j’aime le plus sont au front et risquent leur vie. Sans le départ de Gustave, je n’aurais à aucun moment accompagné père dans toutes ses activités. Mon bonheur est lié à une situation presque terrible. Suis-je en droit d’être si heureuse ? Souvent cette question me taraude. Je sais que sans cette guerre je serais en train de parfaire mon éducation en compagnie de quelques camarades insouciantes et naïves, heureuses de bientôt devenir des jeunes femmes accomplies prêtes à être mariées. L’idée même de prendre un époux autre que mon cher Basile me rend malade. Il n’y a pas un jour où je pense à l’instant où Basile rentrera. Et si tout ce qu’il prévoyait n’arrivait pas, que deviendrions-nous ? Aurais-je le courage d’aborder le sujet avec mes parents, aurais-je le courage de leur désobéir ? De m’enfuir ?

Pourrions-nous subvenir à nos besoins ? Tant de questions me torturent que parfois j’ai du mal à trouver le sommeil. Dans ces moments je me sens à la fois heureuse et désespérée …

Journal, grâce à toi pourrais-je trouver des réponses à toutes ces questions ???

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Journal d’Eugénie le 17 septembre 1813

 

Monsieur Prud’homme est très content de moi. Depuis que je suis seule à étudier, les leçons avancent très vite. Comme je suis très curieuse selon les propres mots de mon précepteur, il lui arrive de faire évoluer ses cours. L’autre jour alors que ma leçon de science portait sur la reproduction des végétaux, je l'interrogeais sur nos chances d’avoir une bonne récolte. C’est ainsi que Monsieur Prud’homme m’a initiée aux probabilités, notion qu’il n’avait pas envisagé d’aborder. A l’issue de ce cours, le soir-même nous avons longuement discuté avec père à propos de ses futures récoltes de céréales. Nous avons pris les livres de comptes depuis dix ans et j’ai appliqué ma dernière leçon afin de connaître les probabilités que cette année soit ou non une bonne récolte. Père était très fier de moi et nous avons beaucoup ri.

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Journal de bord de Basile 25 octobre 1813

 

Le 16 octobre 1813 a débuté une bataille à proximité de Leipzig. Il était 9h environ, même le ciel n’annonçait pas vraiment une belle journée. Durant toute la matinée nous n'avons cessé d'avancer et de reculer. Nous avions ordre de contrôler les villages situés au sud de Leipzig et malgré un renfort de près de 10 000 cavaliers et de deux divisions de la jeune garde, nos ennemis n’ont rien lâché.

À la fin de cette longue journée des dizaines de milliers d'hommes, au moins 20 000 selon certains, avait perdu la vie ou étaient blessés. Il est à penser que les coalisés avait dû subir eux aussi autant de pertes.

Lorsque nous avons repris la ville de Leipzig, pas un espace n’était occupé par ces pauvres malheureux. Je devais m'estimer heureux d'être encore en vie. Mon ange gardien veillait toujours sur moi et j'espérais vraiment que ce fût vous, ma douce Eugénie.

 

Les jours suivants ne furent pas meilleurs. Le 17 octobre 1813 d'après certains de nos chefs, l’empereur Napoléon aurait demandé un armistice, refusé par les coalisés.

Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1813 la plupart de nos troupes a dû se replier dans Leipzig. Mon unité faisait partie d’un régiment qui s’était positionné en arc de cercle autour de la ville. Nous étions tous épuisés mais les paroles transmises de bouche en bouche depuis notre chef suprême nous donnaient plus de courage et c’est ainsi que le 18 fut à l’image de la journée du 16, on avançait et reculait tout au long de la journée jusqu’au moment où nos alliés d’hier, une partie des saxons et des wurtembergeois ont retourné contre nous leurs canons.

Je n’avais jamais éprouvé pareille honte et c’est sans doute ce qui nous a tous poussé à décupler nos forces. A près de sept reprises nous nous sommes battus pour défendre le village de Schönefeld aux cris de “Vive l’empereur”.

Ce n’est qu’à la nuit tombée que les combats ont ralenti. Épuisés, harassés, nous ne songions à rien si ce n’est à cesser d’avancer et dormir là sur place dans la boue.

C’est à cet instant que nous avons su que nous devions battre en retraite et passer sur l’Elster pour nous établir près de Lindernau. Plus tard nous avons appris que les combats avaient repris, les coalisés perçaient nos lignes, et pénétraient jusqu’au centre de Leipzig où il y eut un véritable massacre.

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Notes de l'auteur les enfants-soldats dans la Grande Armée

 

Le recensement de soldat a été une des particularités de l'époque napoléonienne. Dès son accession au pouvoir, Napoléon organise le recrutement de très jeunes soldats au travers de la conscription. Les textes législatifs en 1796 prévoient que tout français âgé de 20 ans à 25 ans devra faire son service militaire et obligatoire. Durant de nombreuses années il est autorisé aux appelés les plus aisés de pouvoir se soustraire à l’appel en trouvant un remplaçant sous certaines conditions. Napoléon apprécie que ses soldats ne soient pas trop jeunes, cependant dès 1792 les guerres ne vont pas cesser, des hommes vont mourir et il faudra toujours trouver le moyen de « réapprovisionner » en hommes la Grande Armée.

Dès 1806, Napoléon avance l'âge de la convocation, il la passant de 20 ans à 19 ans, Ils sont à l'occasion appelés dès 18 ans. En 1811 il crée la Garde constituée essentiellement par des orphelins de tout l'Empire. En 1813 quelques-uns pourront devancer l’appel. Certains sont même plus jeunes encore mais ceux-là ne se battent pas, ils sont tambours. Malgré l’inexpérience de ces jeunes soldats qui ont une formation insuffisante, entraînant sur eux-mêmes parfois des blessures avec leur propre arme, ils sont dirigés avec brio par l’empereur. Napoléon doit changer de stratégie militaire face aux jeunes recrues. Il lui arrive de les regrouper et de les faire avancer sur l’ennemi tels des béliers que rien n’arrêtent !!! Ils étaient telles des vagues humaines avançant en rangs serrés qui étaient capables d’enfoncer tout sur leur passage.

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Château du comte d'Artois octobre 1813

 

Jusqu’au XVIIIème siècle Saint-Félix-Lauragais était une ville renommée pourtant à l’aube du XIXème siècle elle perd progressivement tout le prestige qu’elle avait. Alors que chaque seigneur revendiquait la baronnie de Saint-Félix, l’une des premières villes puissantes du diocèse de Toulouse, elle ne réussit pas à se développer pour entrer dans l’ère moderne. Les quinze dernières années de guerres napoléoniennes ont eu raison d’elle. Le pays avait payé un lourd tribut et se trouvait bien mal en point.

 

Depuis plusieurs mois personne n’a reçu de nouvelles de Gustave. Les derniers événements en Allemagne n'augurent pas de bonnes choses. Chacun est inquiet, comme peut l’être la situation au front. Et même si tous poursuivent leurs activités, l’angoisse est palpable.

Depuis les premières levées de soldats en ce début d’année de nombreux hommes ont été appelés à servir sous les drapeaux, tous de plus en plus jeunes, près d’un million d’hommes pour la seule année de 1813. Dans la ville de Saint-Félix, le maire voit avec inquiétude la population masculine diminuer, et rendre parfois délicate certaines tâches dans les champs où femmes et enfants sont sans cesse sollicités pour aider.

Peut-on espérer, la fin de cette guerre et le retour des soldats ? L'ancien général d'Artuis, à la retraite désormais, se demande comment il peut avoir une telle pensée ?

L’actualité qui parvient aux oreilles de chacun laisse entendre qu’un grand nombre de soldats pourrait ne jamais revenir.

Il n’y a pas un jour sans que Monsieur Le Maire, le Comte d'Artois, n’ait à annoncer le décès d’un valeureux soldat mort sur le front. Ce rôle le bouleverse à chaque fois. Il connaît la plupart d’entre eux personnellement ou connaît leurs parents. Il n'ose imaginer qu’un jour on puisse lui annoncer la mort de son fils. Son épouse prie de longues heures et consacre beaucoup de temps aux familles endeuillées. C’est aussi sa façon de garder espoir. Quant à Eugénie, elle ne laisse rien transparaître et s'étourdit en participant à mille occupations. Agir pour ne point réfléchir est certainement la meilleure chose à faire.

Ces derniers temps le comte d’Artois et Jean Carpentier, le père de Basile, passent de longues heures ensemble. Des pères aimants, amis depuis toujours se retrouvent pour se donner du courage, de l’espoir. Le comte a même réussi à enrôler son ami à la mairie, ce qu’il avait refusé lorsque Marie lui avait annoncé sa grossesse ; son absence représente toujours un vide immense à Jean même après plus de seize années. Toutefois comme chacun, il doit avancer pour ne pas se laisser mourir de chagrin. Et au fil du temps la cousine de sa défunte femme, Ameline, lui a été d’un grand réconfort. C’est elle aujourd’hui qui l’incite à passer du temps avec son ami Édouard au sein de la mairie.

Au retour de son fils, Jean annoncera son intention d’avoir d’autres enfants et il espère que Basile en sera heureux. Mais quand rentreront-ils ?

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Notes de l'auteur octobre 1813

A l'issue de la bataille de Leipzig mi-octobre 1813 et notamment alors que le grande armée tente de franchir l'Elster sur le seul pont encore debout, Napoléon ordonne de le faire sauter après le passage de ses troupes afin que les coalisés ne puissent pas le poursuivre. Le colonel Montfort confie cette mission à un caporal, qui va se faire berner par un petit groupe de soldats ennemis et fera sauter le pont trop tôt, laissant une partie des troupes de la Grande Armée du mauvais côté de la rive. Bon nombre d'entre eux vont mourir en tentant la traversée, d'autres seront faits prisonniers. Un véritable massacre aura lieu, près de 160 000 soldats vont périr ce jour-là.

La retraite française est inévitable, par chance une partie de cette armée sera sauvée, les coalisés eux-mêmes totalement à bout de souffle ne poursuivront pas les français ou si peu qu'ils pourront se replier sur le Rhin. Napoléon se battra jusqu'à la fin avec le peu d'hommes disponibles notamment contre le général bavarois Von Wrede qui fut un temps son allié.

Depuis les premiers jours de novembre 1813, Napoléon passe Mayence et arrive enfin le 9 novembre 1813 à Saint-Cloud. Des 450 000 hommes engagés six mois plus tôt il ne reste que 60 000 hommes à son retour sur Paris.

En décembre 1813, de toutes parts les coalisés envahissent le territoire français. Dès janvier 1814 va commencer la campagne de France. Tandis que Schwarzenberg se dirige vers Lyon en violant le traité de neutralité de la Suisse, Blüscher se dirige vers Mayence après avoir passé le Rhin. Tout ceci oblige les généraux Victor et Marmant à se diriger vers Saint-Dizier. Avant de se lancer dans une nouvelle guerre, Napoléon s'organise pour sécuriser le pouvoir. Marie-Louise devient régente et son frère aîné, Joseph, devient lieutenant général de l'Empire. A eux d'eux ils ont pour objectif de ne pas laisser le pouvoir vacant quand l'empereur part en guerre. Dans le même temps il va donner l'ordre à chaque sénateur et préfet de résister quoi qu'il en coûte.

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Journal de bord de Basile 30 Janvier 1814

 

Le 27 janvier 1814 nous nous sommes tous retrouvés à Saint-Dizier où a eu lieu une bataille terrible, il ne restait plus rien de la ville après notre passage.

Nous avons ensuite fait route sur Brienne. Je ne pensais pas que, nous autres soldats, nous puissions fournir autant d'efforts tellement nous étions à bout de force. Le 29 au soir Brienne était à nous. Malgré la fatigue, nous poursuivions notre route sur Mézières. Après vingt-quatre heures de marche acharnée on nous ordonnait de faire halte. Même sans cet ordre, je crois que nous étions incapables d'aller plus loin.

Nous étions vainqueurs mais des vainqueurs épuisés. Et personnellement, même si j'étais heureux que le sort nous ait épargnés, j'avais honte de ce que j'avais vu. Honte d'avoir participé à un pareil massacre. Comment avais-je pu m'engager dans pareille situation ? Je savais que j'avais obéi aux ordres pourtant cela ne me rendait pas moins honteux. J’imaginais Gustave au comble de la joie d'avoir participé à cette bataille. Pour ma part, plus le temps passait moins je voyais le moyen qui me permettrait de rentrer au village la tête haute et fier de mes actes. Certes, je défendais mon pays mais à quel prix ? Je ne voyais plus l'avenir d'un œil optimiste quant à mon retour et à mes éventuelles épousailles avec ma douce Eugénie. Je n'avais aucune chance que mes vœux soient exaucés. Peut-être devrais-je cesser de résister et me laisser emporter par le prochain boulet de canon. Eugénie me pleurerait mais au moins j'aurais échappé à la honte de rentrer sans gloire et sans médaille.

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Notes de l'auteur Janvier 1814

 

Aux portes de l'année 1814, la France est au bord d'un gouffre militaire - il manque à l'appel près de 300 000 hommes - et financier, la crise économique est là avec plus de cinquante-deux millions de francs de déficit et la dette militaire à plus de sept millions de francs.

La seule solution pour Napoléon est d'augmenter les rentrées d'argent, + de 30 centimes sur le sel, + de 20 centimes sur les impôts et - 25% pour le salaire des fonctionnaires. Enfin pour poursuivre la guerre Napoléon appelle 300 000 hommes à rejoindre son armée, en moins de deux ans il en aura appelés plus de 600 000. Mi-décembre 1813, Napoléon tente de convaincre les députés mais Joseph-Henri Lainé, député de Gironde, et Jean-Baptiste Lynch, maire de Bordeaux, s'y opposent et le 28 décembre 1813 à 223 voix contre 31, l'assemblée fait un vote de défiance. La conscription est un échec et les budgets sont bloqués.

Début janvier 1814 il n'y a pas assez d'argent pour fournir un fusil à chaque soldat et encore moins de vêtements chauds pour les vêtir. Napoléon à la tête de seulement 50 000 hommes dont une grande partie de jeunes tout juste âgés d'à peine vingt ans, va devoir faire des miracles. Il dira d'ailleurs à ses généraux, 50 000 hommes et moi, cela fait 150 000 hommes et avec 150 000 hommes pour la grande-armée cela suffit pour battre les coalisés qui en comptent deux fois plus.

Début janvier 1814 alors que la coalition perse partout Napoléon ordonne par décret que tous les hommes de 16 à 60 ans dans les territoires de l'est formeront la Garde Nationale ou les Corps Francs mais sur place les choses bougent si vite que les coalisés sont reçus avec les honneurs des libérateurs.

Le 24 janvier 1814 Napoléon doit faire ses adieux à sa femme et à son fils pour rejoindre son armée. Ce sera la dernière fois qu'il les verra.

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Courrier de Basile à son père 15 décembre 1813

 

Ma douce et tendre Eugénie,

Il n’y a pas une journée où vous êtes dans mes pensées. Vous me donnez le courage d’avancer et de poursuivre mes rêves. J’aimerais vous dire que tout se passera comme nous l’espérions, je rentrerai couvert de gloire et ferai la fierté de votre père. Pourtant chaque jour qui passe me rend si pessimiste, et si triste aussi. J’ai de la peine pour tout ceux que nous maltraitons, certes nous sommes en guerre mais la guerre n’excuse pas tout et surtout pas ce que je dois vivre durant cette période. J’exècre la guerre et peut-être même l’armée…

 

En relisant ces quelques lignes Basile a honte de lui. Jamais il ne pourrait envoyer un tel courrier à Eugénie et à personne d’autre non plus. Le désespoir de ne pas voir une issue favorable à ses rêves ou tout simplement à la fin de cette guerre, le fait délirer. Il se rend compte de l’égoïste dont il a fait preuve en laissant espérer à Eugénie qu’il pourrait seul trouver une solution pérenne à la situation dans laquelle il l’a entraînée. Il est bien présomptueux pour avoir imaginer être assez brillant, assez futé, assez fou pour s’imaginer avoir le droit de courtiser, de regarder, de côtoyer la fille d’un comte, lui le fils d’un boulanger. Comment a-t-il était assez bête, naïf, pour croire une telle fadaise. Il va devoir trouver une solution honorable pour épargner sa douce amie.

 

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Notes de l'auteur Février 1814

 

Les forces sont inégales. Les armées de Napoléon se battent à un contre dix et malgré la détermination et le courage de tous, ils vont devoir plier.

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Basile relit les quelques lignes qu’il vient d’écrire :

Journal de bord de Basile Campagne de France 1er février 1814 à La Rothière

Je suis immobile depuis si longtemps que je me demande si je suis encore en vie. Mon corps est glacé, l’est-il par le froid qui règne ici depuis des jours ou est-ce la mort qui pénètre petit à petit mes os...

...Ce jour tout m’effraie et plus le temps avance plus je suis inquiet. Une fois encore j’aurais aimé prier celui qui, s’il existe, me viendrait en aide, et protégerait mon ami, me donnerait la volonté de me lever et ferait en sorte que notre chef, le grand Napoléon nous sauve enfin de cette boue, de ce noir, de cette peur, et nous permette de gagner cette guerre dont nous ne voyions pas la fin.

Le temps est long, dur et éprouvant. Heureusement que j’ai toutes les lettres de ma douce et tendre Eugénie que je relis sans cesse pour soutenir le moral de l’homme si faible que je suis devenu et qui est aujourd’hui au plus bas.

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Journal de bord de Basile Carpentier – 15 Février 1814 peut-être le 18/02/1814

 

Je suis là depuis si longtemps sous ces pluies d’obus que parfois j’ai l’impression de rêver puis de tenter de me réveiller. Je me vois me lever et sortir de cette horrible boue mêlée à la neige gelée où tout y est si sale, ce n’est que pourriture, odeurs pestilentielles à vous donner envie de vomir à chaque fois que vous prenez une inspiration si minime soit-elle. Les trois-quarts de notre compagnie sont blessés, pas uniquement par l’ennemi mais par le froid, la faim ou le sommeil. Je suis semblable à tous mes camarades, je souffre en silence. Ce n’est pas tout à fait exact, nous souffrons dans un vacarme si étourdissant que nos plaintes sont lettres mortes. Il nous ait impossible de nous faire entendre même si nous le voulions. Nos corps sont telles des loques tantôt immobiles, tantôt agités par des mouvements saccadés, incohérents. Nous agissons par vague allant et venant, obéissant à des ordres parfois contradictoires, eux-mêmes dictés par des feux d’artifices meurtriés. Heure après heure, minute après minute tout au long de la journée, l’offensive change de camps, puis la nuit venue telle une chape de plomb presque étouffante et oppressante par le silence, nous ensevelit vivant dans nos trous. A l’aube, le vacarme reprend identique à la veille. Les jours se suivent et se ressemblent. Dans la nuit nous avons appris que nous allons rejoindre très vite Montereau où se trouve le gros de nos troupes.

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Notes de l'auteur 18 Février 1814

 

La bataille de Montereau est étonnante, la plupart des artilleurs sont si jeunes et inexpérimentés qu’il semblerait que Napoléon en personne ait donné du courage à ces jeunes gens si inquiets en leur disant "Allez, mes amis, ne craignez rien ! Le boulet qui me tuera est encore loin d'être fondu". Tous ces soldats sont des héros. Dommage que ses subordonnés ne soient pas aussi réactifs.

 

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Journal de bord de Basile Campagne de France 22 février 1814

 

Chaque jour qui passe me permet de mieux comprendre ce que Monsieur Le comte voulait nous faire comprendre jadis lorsqu’il nous parlait de ses faits d’armes, de ses batailles et du lien qui unit les soldats à ses supérieurs, ou les généraux à leur chef suprême. Hier encore nous étions tous désespérés, à bout de force, surtout les plus jeunes d’entre-nous. Les paroles de Napoléon ont été transmises de bouche en bouche d’un bout à l’autre des régiments. Elles nous ont réveillés, dynamisés, exhortés à nous dépasser, à donner ce que nous ne pensions pas être capables d’offrir tant nous étions dévastés. Et pourtant  nous avons remporté la bataille de Montereau ! Notre moral a été dynamisé.

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Lettre de Basile à Eugénie 1er mars 1814

Chère Eugénie

Je commence à m’inquiéter car depuis un quelques temps, vous ne répondez plus à mes lettres. Ce peut-il que vous ne les ayez pas reçues ? Ou que moi-même je n’aie pas reçu les vôtres ? Cela fait un an que je suis parti de chez nous. Un an que je vis aux côtés de mes compagnons de fortune ou d’infortune plutôt. Un an que je vois disparaître ces mêmes compagnons en me demandant chaque jour pourquoi je suis épargné. Sans doute ai-je une bonne étoile au-dessus de ma tête ou ai-je des protecteurs qui veillent sur moi. Puis-je espérer que ce fusse vous ma tendre Eugénie.

J'ai vu tant de choses cette dernière année que je me demande comment je serai si un jour je reviens. Ma vision des choses a changé. Ce n'est plus la fortune ou la gloire que je recherche. Je ne sais plus vraiment ce qui me ferait plaisir aujourd'hui si ce n'est vous revoir, revoir mon père ainsi que tout ce que j'aime. Mon père voulait faire de moi un homme en espérant me voir prendre sa succession à la boulange, je crois que je suis devenu un homme, pas un boulanger certes mais un homme tout de même. Avez-vous comme moi l'impression d'avoir changé, mûri plus vite que nous aurions pu le souhaiter. Il y a un an nous étions encore des enfants insouciants et nous souhaitions devenir des adultes responsables, maître de leur vie, de leur avenir. Nous aurions aimé fuir ensemble, espérant trouver en nous tout le courage qui nous faisait défaut. C’est ce manque de courage qui nous a poussés à freiner nous ardeurs. Nous avons cru être raisonnables en faisant ces choix à l'époque. Avons-nous fait les bons ? Qui saurait le dire ?

Depuis mon engagement, penser à vous me donnait du courage jusqu'à ces derniers jours. Le manque de nouvelles me terrifie, me fait craindre le pire. Il me tarde de rentrer au pays, il me tarde de vous revoir, il me tarde de vous serrer contre mon cœur ma douce Eugénie.

J'attends avec la plus grande impatience de vos nouvelles.

Votre Basile bien-aimé

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Journal de bord de Basile 10 mars 1814.

Le 7 mars 1814 a eu lieu le bataille de Craonne. Grâce aux chasseurs de la ville et à des gendarmes à pied venus d'Espagne, il paraît qu’ils était près de 1 200, nous sommes sortis victorieux de cette bataille.

Les vieux briscards ont fait courir le bruit que Napoléon trouve tous ses soldats à la hauteur de la tâche qu'il leur demande. Tous pensent que si l'empereur avait eu partout en France le soutien des alliés tel que celui qu'il a eu en Champagne, il eut été vainqueur. Cependant les forces sont inégales, notre armée se bat à un contre dix et malgré notre détermination et notre courage, nous ne pouvons pas lutter. Nous devons nous replier au sud de Paris.

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Notes de l'auteur mars-avril 1814

Le 13 mars 1814 alors que Reims est tenue par les russes, l'empereur est partout, donnant ordre sur ordre pour reprendre chaque rue à l'ennemi. La charge se déroule dans un tel vacarme que toute la ville est réveillée.

C’est une nouvelle victoire pour la France.

Le pire est à venir. En se dirigeant vers Paris, les troupes de Napoléon constatent que les forces ennemies sont déjà aux portes de la capitale. Les généraux ont baissé les bras, ils conseillent à Napoléon d’abdiquer au profit de Louis XVIII.

En ce mois de Mars 1814, les troupes napoléoniennes sont perdues, disséminées et laisseront entrer en vainqueurs (Angleterre, Autriche, Prusse, Russie) dans Paris tous ceux qui se sont battus contre lui , les anglais, les autrichiens, les prussiens et les russes sont suffisamment forts pour dicter leurs conditions pour faire la paix.

Dès le 2 avril 1814, la monarchie est restaurée par Talleyrand dés lors que la déchéance de l’Empereur est voté. Louis XVIII sera appeler à régner par Les sénateurs. A son abdiquera le 6 avril 1814, Napoléon sera conduit sur l’île d’Elbe où il deviendra souverain de cette petite île. Lorsque Napoléon rédigera en faveur de son fils son acte d’abdication, il dira à ses maréchaux : « et pourtant, pourtant, nous les battrions si nous le voulions ! ».

Ce même 2 avril 1814, Alexandre 1er intervient au Sénat. En réponse à la déclaration de Napoléon, il s'engage à faire rentrer tous les prisonniers de guerre détenus en Russie. Il y aurait au moins de 150 000 français et alliés bien qu'au fur et à mesure du ralliement des prussiens, autrichiens et ibériques, ceux-ci aient été progressivement libérés. Inversement il compte sur le retour des prisonniers faits par les français. Durant des mois tout est fait pour rapatrier ces hommes détenus parfois à l'état d'esclave tout simplement. Dès le 26 avril 1814 des commissaires sont nommés dans ce sens notamment le comte d'Artois sur proposition du général Dupont tout nouveau ministre de la guerre. Bien que les russes ne reconnaissent détenir que quelques dizaines de milliers de prisonniers (30 000 à 40 000), Alexandre 1er devra très vite reconnaître sous de nombreuses pressions, que plus de 160 000 hommes sont détenus en Russie. Malheureusement le retour de Napoléon et la période des cent jours va stopper net leur renvoi.

L’empereur Alexandre de Russie dira devant l'assemblée :

Messieurs, Je suis charmé de me retrouver au milieu de vous. Ce n’est ni l’ambition, ni l’amour des conquêtes qui m’y ont conduit. Mes armées ne sont entrées en France que pour repousser une injuste agression. Votre Empereur a porté la guerre chez moi lorsque je ne voulais que la paix. Je suis l’ami du peuple français. Je ne lui impute point les fautes de son chef. Je suis ici dans les intentions les plus amicales. Je ne veux que protéger vos délibérations. Vous êtes chargés d’une des plus honorables missions que des hommes généreux aient à remplir, c’est d’assurer le bonheur d’un grand peuple, en donnant à la France les institutions fortes et libérales dont elle ne peut se passer dans l’état actuel de ses lumières et de sa civilisation.”

Les adieux de Napoléon à la Garde impériale

Le 20 avril 1814, dans la cour du Cheval blanc du château de Fontainebleau, l’Empereur remercie ses derniers fidèles, ceux qui ne se sont pas ralliés au nouveau monarque. Au pied de l’escalier en forme de fer à cheval, il fait ses adieux à la Garde impériale. Après avoir harangué ses troupes une dernière fois, et embrassé le drapeau du premier régiment de grenadiers de la Garde, le général Petit, commandant des troupes, se précipite pour l’embrasser.

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Journal de bord de Basile 22 avril 1814

J’ai appris que l’empereur doit partir pour l’île d’Elbe avec certains de ses hommes. Autour de moi personne parmi ses plus anciens soldats ne veut y croire.Et pourtant !

Le jour du départ de l'empereur, je ne sais comment cela fut possible mais je faisais partie des soldats présents à Fontainebleau et même si nous ne pouvions assister à ce qu'il se disait, des commentaires parvenaient jusqu'aux derniers rangs. J'ai vu une chose tout à fait inouïe, tous les soldats voulaient accompagner l’empereur jusqu'aux portes de son exil. J'ai appris par la bouche des soldats devant moi qui eux-mêmes l'avaient appris par ceux qui les précédaient que l'empereur allait choisir lui-même les hommes qui l'accompagneraient. J'imaginais que seuls nos supérieurs seraient choisis mais ce ne fut pas le cas. Il paraît que l’empereur est passé dans les rangs et un à un a commencé à faire sortir des rangs ceux qui resteraient à ses côtés. A un moment un silence est tombé telle une chape de plomb, il n'y avait pas un bruit à des kilomètres à la ronde... Je n'ai rien vu de mes yeux mais ce que j'ai entendu ou plutôt le silence qui a suivi, fut le moment le plus émouvant de ma vie, il fut également quelque peu oppressant surtout pour tous ceux qui étaient comme moi dans la campagne si loin de l'événement. Ce n'est que bien plus tard que nous avons su ce qu'il s'était passé à cet instant. Avant de faire route l'empereur avait demandé qu'on lui apporte son aigle qu'il l’avait pris dans ses bras et l’avait embrassé. Avec le recul, je suis heureux d'avoir vécu ces longues minutes aux côtés de tous mes compagnons heureux et tristes à la fois.

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Village du Comte d'Artuis Saint-Félix en Pays d’oc en avril 1814


Lorsque les troupes anglaises ont poursuivi le Maréchal Soult après la bataille de Toulouse le 17 avril 1814, et ont bivouaqué sur les hauteurs de la ville de Saint-Félix, situées sur les collines des Fourches au cœur de la montagne noire, le comte d’Artois, maire de la ville et sa population ont craint un temps une bataille mais la nouvelle de l'abdication de Napoléon a été accueillie avec liesse. Les hostilités allaient enfin cesser.

Quelques temps les troupes du duc de Wellington ont séjourné dans la commune, cependant cette occupation a été tout à fait pacifique et bienveillante. Les anglais ont presque été ovationnées. La guerre avait ravagé le pays, tuant presque la totalité des hommes. Il était temps pour chacun de souffler et de tacher de refaire surface.

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Notes de l'auteur mai 1814

Seul 600 hommes de la garde de Napoléon ont pu accompagner Napoléon jusqu'à l'île d'Elbe.

Dès le mois de mai 1814 l'armée est réorganisée par ordonnance, certains régiments sont regroupés d'autres disparaissent, un certain nombre change de dénomination. Ceci ne change rien ou presque pour les appelés de ces dernières années, mais à l'inverse c'est terrible pour les anciens soldats. Désormais ils ne se battront plus sous les couleurs tricolores du drapeau sous lequel ils se sont parfois battus plus de 20 ans mais sous le drapeau blanc du royaume de France.

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Journal de bord de Basile 25 mai 1814

Dès maintenant le nouveau gouvernement décide de renvoyer chez eux une grosse partie des effectifs des soldats avec une demi-solde soit 76 francs par mois. Une ordonnance du 12 mai 1814 réduit le nombre de régiments par deux, passant de 206 à 107. Je pensais faire partie de ces hommes mais ce ne fut pas le cas.

J'ai appris que désormais j'étais sous les ordres du prince de Condé, colonel de l'infanterie de ligne et Gustave, qui faisait partie de la Garde Nationale était sous les ordres du comte d'Artois, colonel général qui avait la charge des Suisses également.

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Lettre de Basile à Eugénie 19 juin 1814

Très chère Eugénie

Dieu que j'ai été heureux de recevoir quelques-unes de vos lettres ce matin qui avaient dû s'égarer. Merci de votre soutien. J'ai tant craint pour vous.

Depuis le départ de l'Empereur et la mise en place de la Restauration nous sommes casernés à Troyes. Le temps passe lentement et nous change de toute la période qui a précédé.

Parfois je me dis que j'aurais préféré faire partie de ceux qui ont pu rentrer chez eux. Nous aurions pu nous revoir.

Malheureusement tout ne se déroule pas toujours comme nous l'aimerions. Depuis notre casernement, je suis devenu l'écrivain d'une partie de mes compagnons soldats.

Il y a quelques jours, j'ai reçu l'ordre de me rendre à l'Intendance Générale. Je me demandais quelle pouvait être la raison de cette convocation. Très vite j'ai compris que mes supérieurs avaient entendu parler de l'aide que j'apportais à mes camarades de « chambrées ».

Au sein de l'Intendance Générale un service avait besoin d'une personne qui puisse retranscrire dans des cahiers les différentes prises de guerre. Lorsque je me suis présenté, la personne qui m'a reçu a visiblement été étonnée par mon âge. À cet instant présent, j'ai pensé à votre père Eugénie, je me suis rendu compte de la chance que j'avais eu de suivre en votre compagnie les cours de Monsieur Prudhomme et j’étais heureux d'avoir été aussi consciencieux durant toutes ces années. J'ai répondu à quelques questions qui m'ont paru simples puis j'ai regagné mes quartiers. Trois jours plus tard, on m'a à nouveau convoqué au secrétariat de l’Intendance Générale pour me dire que je pouvais prendre mes fonctions dès la semaine suivante.

Vous ne pouvez imaginer combien j'étais heureux et fier d'avoir été choisi. Dès que j'aurai pris mes fonctions, je vous enverrai une nouvelle lettre pour vous détailler mes activités.

Il me tarde de vous lire.

Votre bien-aimée Basile

Post-scriptum : J'espère être à la hauteur de la tâche que l'on va me confier.

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Journal de bord de Basile 20 juin 1814

 

Ce matin j’ai été reçu par Monsieur Poivre, secrétaire principal auprès de la Trésorerie de l’Intendance Générale. Il m’a présenté à toutes les personnes qui travaillent dans le bureau dans lequel je serai aussi. Je pense être le plus jeune de toutes les personnes que j'ai rencontrées. Tout le monde a été très gentil avec moi. Monsieur Poivre m'a confié à Monsieur Charles, un autre secrétaire qui va m'enseigner tout ce que je dois savoir.

Puis on m'a attribué un bureau, un encrier, une plume, un tampon et plusieurs grands cahiers où je devrai reporter des chiffres, on m’a également fourni tout un tas de correspondances venant des secrétaires des généraux basés un temps en France comme à l'étranger.

J'ai appris que ces documents répertoriaient toutes les prises de guerre depuis presque 2 ans ainsi que toutes les dépenses faites par les différentes compagnies, régiments, tant dans le domaine de la santé que de la nourriture ou de l'habillement.

Chaque chiffre étaient reportés dans le cahier correspondant à une catégorie précise. Un cahier était réservé aux prises de guerre quelles qu'elles aient été et plusieurs autres aux dépenses en fonction de leur destination au sein de chaque ministère.

Rien de tout cela ne me paraissait très compliqué cependant à aucun moment je n'ai fait part de mes réflexions. Comme nous le répétaient nos supérieurs : « un soldat est fait pour obéir et non discuter ».

Nous avons tous travaillé en silence toute la matinée. Parfois l'un d'entre d'eux demandait un conseil en levant la main. Monsieur Charles est venu régulièrement vérifier mon travail et a semblé satisfait de moi. À midi nous avons tous quitté le bureau pour déjeuner dans une cantine puis nous avons repris notre travail jusqu'en fin d'après-midi.

Ensuite je suis rentré dans mon casernement qui est assez éloigné du centre-ville. Un cocher de l’Intendance Générale m’y a ramené et devait venir me chercher au matin.

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Lettre de Eugénie à Basile le 25 juin 1814

 

Mon cher Basile

Je suis heureuse de ces bonnes nouvelles que vous m'annoncez. J'ai toujours cru en vous. Et le principal pour moi est que vous ne soyez plus au front à risquer votre vie.

Nous avons enfin eu des nouvelles de Gustave. Il est triste de ne plus se battre cependant il a rejoint un nouveau casernement proche de Lyon où le gouvernement a regroupé de nombreux régiments qui ne comptent pas plus de la moitié des effectifs d'origine.

Bon nombre de ses camarades sont rentrés chez eux avec une demie-solde. Et tous ceux qui restent espèrent le retour de l'empereur. En mon for intérieur, je préférerais qu'il ne revienne pas. Si Napoléon devait revenir père pense que les guerres reprendront. S'il vous plaît mon bien-aimé faites-moi la promesse de ne plus repartir sur le front. Je ne le supporterais jamais.

Vous avez à ce jour un bon travail et je préférerais que vous le poursuiviez. Et qui sait peut-être obtiendrez-vous la gloire et les honneurs différemment.

Dans l'attente de vous lire

Votre bien-aimée Eugénie

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Journal de bord de Basile 25 juin 1814

Il y a 2 jours mon chef m'a proposé de m'installer en ville. Comme à l'époque de la guerre je serai hébergé chez un couple très gentil. Les pauvres gens ont perdu leur fils en octobre 1813. Il avait 22 ans. Je réalise encore plus aujourd'hui la chance que j'ai eue d'être épargné par cette terrible guerre.

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Lettre de Basile à Eugénie le 5 juillet 1814

Chère douce Eugénie

Depuis quelques jours je ne vis plus en casernement mais en ville chez un couple très accueillant, et je suis à quelques minutes à pied du bureau où je travaille. Moi qui n'aimait pas particulièrement les chiffres à l'époque où nous assistions aux cours de Monsieur Prudhomme, je lui suis reconnaissant de nous avoir fait étudier avec rigueur. Toutes ses leçons me servent beaucoup aujourd'hui. Pour le moment, le travail que l'on me demande est assez simple, plutôt agréable.

Comme nous en avions convenu, j'aurais aimé revenir de la guerre auréolé de gloire et de médailles, malheureusement ce ne sera pas le cas mais à défaut de cela j'aurais peut-être trouvé la voie qui me permettra de faire honneur à tout le monde. Mon père au moins, sera très fier de son fils. J'espère que le vôtre le sera aussi un peu.

Je vous souhaite de bien profiter des quelques semaines qu'il vous reste au château avant votre entrée au collège de Ursulines.

J'espère pouvoir continuer à vous écrire. N'oubliez pas de me dire où je dois envoyer mes correspondances.

Il me tarde de vous lire.

Votre bien-aimé Basile

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Lettre d'Eugénie à Basile le 20 juillet 1814

Très cher Basile

Que de bonnes nouvelles de vous, même si j'aurais préféré que vous fussiez à mes côtés. Toutefois le travail que l'on vous propose est certainement une belle opportunité. Je suis certaine que vous serez à la hauteur de la tâche que l'on va vous confier. Et au moins vous ne ferez plus la guerre et ne risquerez plus votre vie à chaque instant. J'ai tant prié pour que Dieu vous épargne.

Au château la vie continue. Depuis quelques jours je commence à ranger mon trousseau pour intégrer en septembre prochain le collège des Ursulines.

Bien que je sois très occupée, nos longues promenades me manquent. Quand pourrons-nous nous revoir mon bien-aimé Basile. Sans doute pas avant longtemps.

Très égoïstement je préfère que vous soyez loin du château. Vous avoir à mes côtés eut été une joie immense et cependant je n'arrive pas à imaginer combien il eut été intolérable pour moi de devoir vous quitter une seconde fois.

Il me tarde d'avoir de vos nouvelles, prenez soin de vous.

Votre bien-aimée Eugénie

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Lettre du père de Basile à son fils le 23 juillet 1814

Mon très cher fils

Je suis très fier de vous mon fils. J'ai tant craint pour votre vie cette dernière année. Il me tarde de vous revoir.

A la boulange comme vous l'aviez prévu, Étienne du haut de ses dix ans m'aide beaucoup et je crois même qu'il aime le métier de boulanger. Ameline est une épouse très gentille, aimante et elle aimerait que nous ayons d'autres enfants. Jamais je n'aurais imaginé parler de ces choses là avec vous mon très cher fils. J'aurais préféré le faire de vive voix mais quand aurais-je le plaisir de vous voir ? Je vous aime énormément et je ne voudrais pas que vous puissiez penser que j'ai oublié votre mère qui était une femme extraordinaire que j'ai tant aimé. C'est la raison pour laquelle je suis un peu perdu aujourd'hui.

J'attends de vos nouvelles et plus de détails sur ce que l'on vous demande dans votre nouveau travail.

Très tendrement votre père bien-aimé

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Lettre de Monsieur le Comte d'Artuis à Basile le 25 juillet 1814

Cher Basile

Je suis heureux et très fier de vous. Jamais je n'ai douté que vous fussiez capable de devenir un jeune homme responsable. Vous avez de grandes compétences aux dires de Monsieur Prud'homme. Il est toujours bon pour les jeunes gens de votre âge de diversifier leurs activités.

Je vous souhaite le meilleur à venir. Surtout tâchez de poursuivre votre formation. Si toutefois vous aviez besoin d'une personne pour être votre garant, en plus de votre père, vous pouvez compter sur moi afin que je vous fasse une lettre de recommandation.

Bien sincèrement

Monsieur le Comte d'Artuis

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lettre d'Eugénie à Basile le 14 août 1814

Très cher et tendre Basile

Merci pour ces extraordinaires nouvelles.

Nous aussi avons eu une merveilleuse surprise ces derniers jours. Gustave est rentré à la maison. Depuis son retour, il ne rêve que de repartir en guerre. Il est persuadé que Napoléon va rentrer très vite sur le continent. Et il compte bien dès son retour rejoindre ses troupes. Père et mère étaient très heureux de le revoir. Père est très fier de sa détermination, mère s'inquiète prématurément de le voir repartir.

Quant à moi, je me prépare à rejoindre le collège.

Encore deux semaines à vivre au château, je me demande si père sera encore un peu attentif à moi dorénavant.

Sachez cher Basile que votre Eugénie est aussi très fière de vous.

Donnez-moi vite de vos nouvelles.

Dès mon arrivée au collège je vous transmettrai une adresse où me faire parvenir vos correspondances.

Votre bien-aimée Eugénie

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Lettre de Basile à son père le 2 septembre 1814

 

Très cher père

 

Je suis heureux de vous annoncer que mon supérieur a été si content de moi qu'il m'a confié de nouvelles tâches, je dois former un jeune soldat réquisitionné comme moi pour travailler dans le même bureau que moi. Il a vingt ans et je dois avouer que je suis très étonné de la confiance que Monsieur Poivre a en moi, qui suis pourtant très jeune. Les cours que j'ai suivis avec Monsieur Prud'homme toutes ces années m'ont beaucoup aidé. Je vous remercie d'avoir accepté que je puisse les suivre. Je vous remercie également de m'avoir permis de m'engager bien que vous étiez plutôt opposé au début. Enfin je vous remercie de la confiance que vous m'avez témoigné en me laissant partir.

Je vois aujourd'hui mon avenir avec plus de sérénité quant aux objectifs que vous connaissez et qui m'ont poussé à agir de la sorte.

Aujourd'hui je gagne 162 francs et 70 centimes. J'ai bon espoir de pouvoir évoluer. Je ferai tout dans ce sens.

J'ai appris que prochainement je devrais avoir quelques jours de congés durant lesquels je viendrai vous rendre visite, et vous dire combien je serais heureux d'avoir un second petit frère ou petite sœur.

Dès que mes dates me seront données je vous ferai parvenir une nouvelle missive.

Embrassez Marie-Élise et mon frère

Votre fils bien-aimé

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Lettre d'Eugénie à Basile le 5 septembre 1814

Très cher Basile

J'ai fini par rejoindre le collège au début du mois. J'avais perdu l'habitude d'être en compagnie de camarades de mon âge. Toutefois je trouve leur compagnie plutôt agréable. J'ai fait la connaissance de Louise de La Mare, et je suis certaine que nous allons devenir de grandes amies. Elle est externe, ses parents vivent à quelques pas du collège. Je lui ai déjà parlé de vous et elle m'a proposé de recevoir vos lettres. Elle-même est déjà fiancée. Voici son adresse : Mademoiselle Louise de La Mare Château d'Arcole à Montauban

Au dos de l'enveloppe vous noterez Charlotte Dulac de Présavent, ce sera notre code secret. C'est une amie de Louise.

J'attends de vos nouvelles avec impatience.

Sinon le rythme de mes journées au collège est très différent de celui du château.

Au retour de Gustave j'ai cru que ma vie allait retomber dans l'indifférence de tout le monde et notamment de père. Cependant Gustave était si préoccupé par le retour de son empereur qu'il ne songeait qu'à se préparer à sa nouvelle réincorporation. Chaque jour il nous racontait toutes ses campagnes très en détail. Heureusement que vous ne m'avez jamais raconté la guerre telle que mon frère nous l'a décrite. J'aurais certainement craint encore plus pour votre vie.

Quelle chance que vous soyez rentrés sains et saufs tous les deux.

Je vous souhaite le meilleur dans vos nouvelles fonctions et j'ose espérer que vous n'êtes pas comme mon frère, dans l'attente de la reprise de la guerre.

Votre bien-aimée Eugénie

 

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Journal de bord de Basile le 15 septembre 1814

Voici presque trois mois que je travaille au sein du secrétariat de l'Intendance Générale. J'ai appris par mon supérieur Monsieur Poivre qu'il était satisfait de mon travail. En fin de journée il m'a convoqué dans son bureau pour savoir pourquoi j'étais rentré dans l'armée et si je voulais y faire carrière. Bizarrement je me suis senti en confiance et je lui ai expliqué que j'espérais me distinguer pour conquérir l'estime du père d'une jeune fille dont j'étais épris. Il a paru heureux de la confiance que je lui faisais en lui confiant le véritable motif de mon engagement par anticipation. Il a trouvé mon motif très noble et très digne et à même ajouté que le père de la jeune fille devrait être honoré d'une pareille démarche.

Puis il a souhaité savoir si j'aimais mon travail et surtout si par le passé j'avais envisagé mon avenir en dehors de l'armée. Là encore j'ai été très honnête. J'ai avoué beaucoup aimer ce que je faisais bien que les mathématiques ne fussent pas la matière que je préférais lorsque j'avais étudié avec mon précepteur. J'ai avoué que les Lettres, la Philosophie me passionnaient . C'est alors qu'il m'a demandé si je n'avais jamais envisagé de m'orienter vers le droit.

J'ai pris congés et depuis mon retour dans ma chambre ma tête explose. Je suis encore étonné de ma révélation. Je crains que ma trop grande sincérité ne puisse me porter préjudice. J'ai eu la chance d'obtenir ce travail, je devrais m'estimer heureux.

Depuis mon rendez-vous les propositions de Monsieur Poivre font leur chemin dans ma tête.

En rentrant chez mes hôtes, j'ai tout juste pris le temps d'être présentable avant de les rejoindre pour dîner, ils avaient déjà pris place à table.

Je m'excusais pour mon retard précisant que j'avais été convoqué par mon supérieur Monsieur Poivre lorsque Madame Léon, mon hôtesse, a eu les larmes aux yeux. Monsieur Léon m'a expliqué qu'ils avaient l'un et l'autre perdu leur fils à la même bataille. Le fils de Monsieur Poivre avait tout juste vingt ans. Théodore, leur fils n'avait pas eu d'autre choix que d'obéir à la conscription comme leur propre fils. Plus cette conversation durait plus je craignais d'avoir commis une erreur.

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Lettre de Basile à Eugénie le 18 septembre 1814

 

Ma très chère Eugénie

Voici presque six mois que je travaille et au début du mois de septembre le directeur m'a convoqué à nouveau. J’ai craint un moment que ma conversation précédente ait pu me porter préjudice.

Quelle n'a pas été ma surprise lorsque Monsieur Poivre m'a annoncé que mon supérieur était très content de moi et souhaitait me donner d'autres responsabilités dans la mesure où un nouvel apprenti devait arriver la semaine suivante.

Il comptait sur moi pour l'aider à reprendre mon travail.

Je souhaitais que vous fussiez la première à l'apprendre toutefois je n'avais pas votre nouvelle adresse au collège. C'est chose faite, comptez sur moi pour suivre vos conseils.

Désormais mes nouvelles activités consistent à reporter sur d'autres cahiers tout ce qui sera attribué à chaque ministère. J'ai reçu le nom de tous les responsables au sein de chaque ministère avec qui je pourrais être amené à échanger.

Grâce à mes nouvelles responsabilités je recevrai mes gages en tant que soldat auxquels seront ajoutés 2 francs et je serai nommé au grade supérieur.
Jamais je n'aurais imaginé pouvoir gravir les échelons au sein de l'armée en restant dans un bureau.

Ma douce et tendre Eugénie je suis heureux que votre installation au collège vous convienne et que vous vous soyez fait une amie.

J'ai appris cette dernière année que partir et quitter nos proches rend triste sans aucun doute, cependant le changement est très enthousiasmant et nous permet d’apprendre tant de choses que nous ignorons.

Il me tarde de vous lire ma douce et tendre Eugénie.

Votre fidèle Basile

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Notes de l’auteur 1ère restauration octobre 1814 à juin 1815

Durant plusieurs mois se déroule le congrès de Vienne qui va réunir tous les nobles de France et de l’Europe lors de soirées extraordinaires de faste et de dépenses où va se jouer le sort du nouveau découpage de la France. Autour de cette table se trouvent les vainqueurs : Les russes, les prussiens, les autrichiens et les anglais. Et bien que les français aient été battus, ils sont autorisés à participer aux négociations. Au même titre qu’eux, les français réussissent à faire entrer dans ces négociations trois autres pays : la Suède, l’Espagne et le Portugal.

Chacun des grands participants souhaitent tirer parti du futur découpage de la France. Et bien évidemment leurs objectifs sont aux antipodes les uns des autres. La France quant à elle, soutient un équilibre des forces au travers d’une alliance entre l’Angleterre et l’Autriche plutôt qu’une alliance entre la Russie et la Prusse, plus complexe voire plus hargneuse et dont l’objectif avant tout était d’étendre leurs propres frontières.

Dans le même temps Louis XVIII est plutôt bien accueilli par la population qui n’en peut plus de toutes les guerres, il doit tenter d’apaiser les tensions dans le pays en promulguant la Chartres de 1814 qui garantit tous les droits et libertés acquis tant à la révolution que durant l’empire (liberté de la presse, liberté d’expression, liberté religieuse, mais également le droit individuel et le droit de propriété, …). Cependant tous les français ne sont pas satisfaits. Si les élites (noble, clergé, fonctionnaires, professions libérales ou commerçants, …) semblent approuver la situation, les anciens soldats revendiquent. L’ordonnance du 2 mai 1814 les réduit presque tous à l’état de pauvreté avec leur demi-solde. Tous attendent le retour de Napoléon avec impatience.

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Journal de Basile du 5 octobre 1814

 

Depuis cette fin d'après-midi, je suis rentré au pays. Le village de Saint-Félix-Lauragais me semble avoir changé. La ville est presque déserte. J'ai été si heureux de revoir mon père, son épouse et mon petit frère Étienne qui a tant grandi que j'ai failli ne pas le reconnaître. C'est un beau jeune homme qui a pris au moins quinze centimes. A la boulange rien n'a changé si ce n'est qu’Étienne y travaille désormais tous les jours.

Mon petit frère n'a cessé de me presser de question. Il voulait tout savoir de la guerre. Père lui s'est intéressé à mes nouvelles fonctions. Je le sens très fier de son fils. Je suis si heureux de voir mon père souriant.

 

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Journal de Basile du 6 octobre 1814

 

Ce matin je me suis présenté au château. Quelle tristesse de savoir qu'Eugénie n'est pas là. Cependant avec le comte nous avons longuement échangé. J'étais particulièrement sensible de voir combien lui aussi était fier de moi.

Durant notre entretien, il m'a incité à suivre les conseils de Monsieur Poivre. Il trouve que poursuivre des études dans le domaine du droit est une voie très prometteuse. Il m'a clairement dit qu'avocat était une profession très noble qui me permettrait d'accéder à des milieux variés. Selon le comte il y aura beaucoup à faire dans un avenir proche. J'ai failli lui dévoiler mon secret, tant il s’adressait à moi comme à un fils...

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Lettre de Basile à Eugénie le 6 octobre 1814

 

Ma tendre Eugénie

J'ai passé une partie de l'après-midi en compagnie de votre père qui a été très gentil et attentionné à mon égard. Je l'ai senti fier de mon parcours et j'ai bien failli lui ouvrir mon cœur à votre sujet. Mais la fierté est-ce suffisant pour accepter une demande de ma part ? J'en doute encore. Cependant si un jour je deviens avocat, votre père ne s'y opposera sans doute pas. Mais quand viendra ce jour ? Je suis terrorisé à l'idée de vous perdre ma douce et tendre Eugénie.

J'aurais tant voulu vous voir lors de ma visite au château. Je repars demain. Ce séjour était bref mais il m'a fait comprendre combien je devais me battre pour vous ma bien-aimée.
Votre fidèle Basile

 

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Journal de Basile du 20 octobre 1814

 

J’ai suivi les conseils de Monsieur Poivre, désormais et en plus de mon travail je suis des cours de droit. Je lui suis très reconnaissant de tout ce qu’il fait pour moi. Tous les dimanches, il m’invite à déjeuner avec sa famille puis nous passons une grande partie de l’après-midi à parler de mes cours, de ce que je dois savoir, de ce sur quoi je bute. La semaine dernière, il m’a offert quelques livres. J’ai été quelque peu gêné mais j’ai accepté tant son geste était tout simplement généreux.

Je travaille deux fois plus d’avant, et pourtant je ne ressens aucune fatigue, bien au contraire. Je suis si fier de pouvoir prouver que je suis à la hauteur des espérances de chacun et en particulier de Monsieur Poivre.

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Lettre de Basile à son père 15 novembre 1814

 

Cher père

Pardonnez-moi de ne pas venir vous voir pour ces fêtes de fin d’année. J’ai beaucoup de travail et mes études me prennent le peu de temps libre que j’ai. D’autre part, mon supérieur, Monsieur Poivre m’a invité pour les fêtes et je ne me suis pas senti le courage de refuser. Il est si gentil avec moi et vous savez combien son aide m’est précieuse.

Je vous promets que dès que je le peux je reviendrai vous voir.

Je vous embrasse tendrement sans oublier Marie-Élise et mon petit frère Étienne.

Merci père pour votre compréhension.

Votre fils qui vous aime

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Lettre de Basile à Eugénie le 16 novembre 1814

 

Chère et douce Eugénie

Je suis content de voir combien vos études vous plaisent, je suis moi-même heureux tant dans mon travail que dans mes études.

J’ai appris ces derniers jours que le fils de Monsieur Poivre qui a été tué à la guerre avait lui-même suivi des études de droit. Je suis tellement triste pour sa famille. Et parfois je me demande si Monsieur Poivre ne m’aide pas en pensant à son fils. J’ai un peu honte de profiter de sa peine, cependant il est si fier de moi que je persévère et travaille encore plus. J’espérais rentrer pour les fêtes, malheureusement ce ne sera pas possible. Monsieur Poivre m’a proposé de me faire réviser mes examens et m’a invité chez lui pour les fêtes. J’avais espéré vous voir à cette occasion. Je suis si triste.

Qu’allez-vous faire pour ces vacances de fin d’année ? Si vous souhaitiez que nous nous voyions à Noël, dites-le moi j’essaierai d’annuler mes engagements.

Vous êtes toujours dans mes pensées.

J’attends avec impatience de vous nouvelles.

Votre bien-aimé Basile

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Lettre d’Eugénie à Basile le 8 décembre 1814

 

Cher Basile

Je suis si heureuse de toutes les bonnes nouvelles que vous m’apprenez et particulièrement de vous savoir protégé par votre supérieur. J’espérais aussi vous voir pour les congés toutefois ne changez rien et ne refusez surtout pas cette invitation. C’est une grande chance pour vous d’avoir un si gentil protecteur. Quelles que soient ses raisons, je suis certaine que c’est un homme sincère, sans doute très malheureux mais vous avoir pris sous sa protection doit lui faire beaucoup de bien, soyez-en certain.

J’ai moi-même décidé de ne pas rentrer chez mes parents. Père et mère sont avec Gustave. Il n’y a plus vraiment de place pour moi là-bas. J’ai de bien lâches pensées, et j’en ai honte, pourtant elles ne cessent de me tarauder.

Les sœurs de mon collège ont demandé aux élèves qui le souhaitent et le peuvent de les aider auprès des pauvres afin de distribuer de la nourriture aux familles dans le dénuement et quelques friandises et jouets collectés par les sœurs pour les enfants.

Par chance mon amie Louise a demandé à ses parents s’ils pouvaient m’accueillir durant les vacances. Alors ne soyez pas triste, réjouissez-vous d’avoir une protection qui vous permettra j’en suis certaine de trouver ce que vous cherchiez en vous engageant dans l’armée.

Il me tarde de vous lire également.

Votre bien-aimée Eugénie

 

Post-scriptum : J’avoue être très heureuse de rester chez mon amie. Je craignais tellement les festivités organisées au château dans le cas où un prétendant ne tente père.

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Lettre du père de Basile à son fils 10 décembre 1814

 

Cher fils

Tu nous manqueras beaucoup à Noël mais ta décision est sage et je la comprends. Le travail dans une vie est ce qui nous sauve tous. Ta maman veille sur toi où que tu sois mais avoir un protecteur à tes côtés est important et me soulage aussi un peu. Ne pas te sentir tout seul me remplit de joie.

Je voulais attendre de te voir pour t’annoncer que ma douce Marie-Élise attend un enfant. Nous sommes heureux tous les trois. Ton petit frère voudrait un petit frère, Marie-Élise espère une petite fille, quant à moi cela m’est égale. Jamais après la disparition de ta maman, je n’aurais imaginé pouvoir revivre un tel bonheur. Pardon mon fils pour ces quelques confidences, j’espère vraiment que tu seras heureux aussi.

Prends soin de toi mon fils.

Ton père qui veille aussi sur toi et est très fier.

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Notes de l’auteur décembre 1814

 

En cette fin d’année, l’ambiance générale est morose. Les pauvres sont encore plus pauvres et beaucoup de riches restent bien insouciants. Cependant les affaires ne sont pas au beau fixe. Les banquiers, les commerçants ressentent un danger à venir. Même si cette nouvelle monarchie constitutionnelle reste un rempart à la guerre, la situation n’est pas aussi simple. Surtout pour les soldats dont certains sont mis à pied. Ce sont cette fois les anciens officiers bonapartistes qui ont vu leur solde réduite de moitié sous le prétexte d’économie. Durant cette fin d’année une grosse partie de la population parmi les plus pauvres et les nouveaux pauvres, de nombreux militaires, gronde.

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Lettre d’Eugénie à Basile 15 janvier 1815

 

Cher Basile

Les fêtes sont passées vraiment trop vite. Il est vrai que nous avons été particulièrement occupées avec mon amie Louise. Aider les sœurs nous a procuré beaucoup de joie. Voir tous ces enfants heureux et souriant du peu que nous leur offrions, c’était un vrai bonheur pour nous. Il y a tellement d’injustice et de pauvres que cela me peine beaucoup. Dans la région tous les propriétaires ne réagissent pas comme père, certains sont mêmes très durs avec leur gens. Cela m’attriste.

Les parents de mon amie ont organisé dans leur château une très belle soirée pour la nouvelle année où nous avons été conviées. J’aurais tant aimé que vous fussiez à mes côtés. J’ai appris également que mon amie allait se marier l’année prochaine, elle en est très heureuse car son futur époux est un ami d’enfance. Leur famille respective sont très proches depuis fort longtemps. Quelle chance elle a, j’en suis presque jalouse.

Depuis presque deux semaines nous avons repris les cours.

Il me tarde de vous lire.

Votre bien-aimée Eugénie

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Lettre de Basile à Eugénie le 10 février 1815

 

Très chère et tendre Eugénie

 

Le temps est passé très vite pour moi aussi. Chaque jour j’ai révisé mes cours avec mon hôte. Il s’est enfin décidé à se confier à moi et m’a parlé de son fils pour la première fois. Alors à mon tour je lui ai confié quelques brides de ma vie, et notamment le décès de ma mère à ma naissance. Nos peines nous ont encore plus rapprochés. Les fêtes de fin d’année ont été très sobres ici. La femme de Monsieur Poivre est inconsolable.

Prenez soin de vous ma bien-aimée.

Votre bien-aimé Basile

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Lettre d'Eugénie à Basile le 10 mars 1815

 

Très cher Basile

Je suis rentrée chez moi passer quelques jours et depuis mon arrivée Gustave et père sont surexcités à l’idée du retour de Napoléon sur le continent. Gustave a pris la décision aujourd’hui de regagner les rangs de son armée aux côtés de celui qu’il appelle son chef. Mère est terrifiée à l’idée qu’il retourne à la guerre. Et moi je suis terrifiée à l’idée que l’on vous mobilise à nouveau sur le front. S’il vous plaît, Basile, soyez sage, ne tentez pas le diable. Je ne supporterais pas vous savoir en danger. Normalement je devrais réintégrer mon collège la semaine prochaine. N’hésitez pas à me tenir au courant de votre sort mon bien-aimé.

Au château durant mon absence rien n’a vraiment changé. J’ai appris par père que votre père va bien et qu’il est très fier de votre petit frère Étienne qui est très heureux à la boulange et qui parait-il fait des merveilles. Il voudrait semble-t-il devenir pâtissier. Si votre père a un autre fils, j’espère pour lui qu’il deviendra boulanger cette fois. Vous devez être heureux pour votre père de voir votre famille s’agrandir.

Je reviendrai pour les grandes vacances fin juin, j’espère cette fois que nous pourrons enfin nous revoir.

Prenez soin de vous et ne tardez à m’écrire.

Votre bien-aimée Eugénie

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Journal de bord de Basile 11 mars 1815

 

Tant de choses se sont produites ces derniers mois, ces derniers jours devrais-je dire. Dans les rues les soldats qui étaient perdus voire désœuvrés reprennent courage depuis quelques jours avec les bruits qui courent si vite que désormais chacun croit en le retour imminent de Napoléon. D’après les anciens compagnons de l’empereur et notamment tous les vieux grognards qu’il m’arrive de croiser, le temps des conquêtes va revenir.

Il est vrai que depuis l’emprisonnement de l’empereur sur l’île d’Elbe, notre armée est en déroute. Nombre d’entre nous ont regagné leur famille et n’ont pas eu la chance que j’ai eu de trouver un travail ou celle de Gustave d’être réaffecté dans un autre régiment au plus près de nos frontières. Mais où sont-elles les frontières pour lesquelles nombre de soldats se sont tant battus et sont morts toutes ces années.

C’est la raison pour laquelle aucun soldat ne doute du retour de l’empereur. J’ai souvent l’impression en parlant avec eux qu’ils sont bien plus confiants que tous les généraux qui l’ont soutenu puis quitté.

La seule bonne nouvelle de ces derniers temps est que la guerre ne fait plus rage et qu’aucun homme ne meure sur les champs de bataille. Cependant beaucoup d’entre eux meurent aujourd’hui des suites de blessures ou mutilations passées et pour les plus pauvres de malnutrition, voire de désœuvrement.

Parfois pour tous ces malheureux et leur famille qui meurent de faim, je souhaite que leurs vœux du retour de Napoléon soient exaucés afin qu’ils retrouvent leur dignité d’homme sur les champs de bataille.

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Lettre de Basile à Eugénie le 30 mars 1814

 

Ma chère et tendre Eugénie

J’apprends avec plaisir votre retour au château fin juin toutefois, je ne suis pas certain de pouvoir venir. J’ai su ces dernières semaines que je devrais avoir quelques examens à cette période qu’il me sera impossible de rater. J’attends confirmation des dates et je garde espoir tout de même.

Je vous confirme que je souhaite poursuivre mes activités ici et si je peux je n’envisage pas de repartir au front, soyez rassurée sur mes intentions, si on me laisse le choix.

Vous êtes dans toutes mes pensées.

Votre bien-aimé Basile

 

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Notes de l’auteur avril 1815

 

Après son retour de l'île d'Elbe, tous les soldats sont heureux de le voir reprendre en mains ses troupes, même si en mai 1814 à l’arrivée du nouveau souverain, Louis XVIII, la population était plutôt contente car lassée de toutes les guerres napoléoniennes. L’enthousiasme n’a pas duré longtemps surtout pour le petit peuple. La restauration ne satisfaisait pas tout le monde. Les plus riches comme le clergé, les nobles, les hauts fonctionnaires, les plus prestigieuses professions libérales et riches commerçants semblent s’en satisfaire mais le reste du peuple n’aime guère Louis XVIII.

Tous les soldats de l’Empire n’ont cessé de regretter leur chef. Beaucoup d’entre eux ont dû quitter l’armée, à la suite d’ordonnance, puisqu’elle avaient été réorganisée et réduite de moitié. Beaucoup des officiers avaient été mis de côté avec une demi-solde.

 

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Lettre d’Eugénie à Basile le 20 juin 1815

 

Cher Basile,

 

J’étais si heureuse de rentrer chez moi la semaine dernière, malheureusement je viens vous apprendre une bien triste nouvelle. Mon frère a été blessé ces derniers jours à la bataille des Quatre-Bras. C’est assez grave. Il a perdu beaucoup de sang et ses jambes ont été gravement touchées. Je suis rentrée en urgence car père est parti rejoindre Gustave pour en savoir un peu plus. Je suis auprès de mère qui est au plus mal. Je maudis ces guerres.

L’année scolaire étant presque finie, je ne retournerai pas au collège. Père et mère vont sans doute avoir besoin de soutien.

Dès que j’ai de meilleures nouvelles sur l’état de santé de mon frère, je vous en informerai. D’ici là n’hésitez pas à m’écrire cette fois au château. Je vais avoir moi-même besoin de votre soutien.

Prenez soin de vous.

Votre bien-aimée Eugénie

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Lettre de Basile à Monsieur Le Comte le 25 juin 1815

 

Monsieur Le Comte,

 

Je viens d’apprendre par père que Gustave venait d’être blessé. J’espère que ce n’est pas trop grave.

Je peux essayer de rentrer au pays si vous avez besoin de mon aide.

Je vous prie de transmettre toutes mes pensées à Madame votre épouse. Dites-lui que je vais demander à mon supérieur Monsieur Poivre qui connaît beaucoup de monde de prendre des nouvelles de Gustave au plus vite.

Je vous présente mes respectueuses salutations.

Basile

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Lettre d’Eugénie à Basile le 15 juillet 1815

 

Très cher Basile

 

Merci pour le courrier que vous avez transmis à père, il en a été très touché.

Je voulais vous apprendre que mon frère s’est enfin réveillé. Malheureusement l’une de ses jambes a été si broyée que les médecins ont dû l’amputer. Depuis il reste au lit et a dit à qui voulait l’entendre qu’on aurait dû le laisser mourir sur le champ de bataille. Père et mère font tout pour l’aider à reprendre des forces mais il ne fait aucun effort dans ce sens.

J’attends votre venue avec impatience espérant que vous saurez le rendre plus raisonnable.

Votre bien-aimée Eugénie

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Lettre de Basile à Eugénie le 17 juillet 1815

 

Chère et tendre Eugénie

Je suis si triste pour Gustave mais il est fort et se battra pour aller mieux. Je reviens au pays à la fin du mois. Il me tarde de vous revoir et de vous apporter mon aide. J’espère bien pouvoir aider Gustave à reprendre le dessus.

Je me faisais une joie de vous annoncer une excellente nouvelle mais aujourd’hui elle me parait bien futile. Sachez que j’ai été reçu brillamment à mes examens et je suis autorisé à faire ma seconde année. Personne n’est encore au courant hormis Monsieur Poivre et sa famille. J’aurais tant aimé pouvoir l’annoncer personnellement à votre père toutefois je ne crois pas qu’il ait à l’esprit quoi que ce soit d’autre que l’état de santé de son fils et je le comprends. J’attends de rentrer pour l’annoncer à père. Dans mon travail, j’ai eu de nouvelles responsabilités qui vont me permettre d’avoir une promotion financière non négligeable. Et mon protecteur va faire intervenir ses relations afin que je puisse constituer un dossier pour bénéficier d’une bourse durant mes études pour services rendus en échange de mon engagement à travailler pour l’état quelques années. Jamais je n’aurais imaginé bénéficier d’autant de promotion sans avoir vraiment combattu. Peut-être aurais-je le droit à une médaille ? Qui sait… que je serais heureux de présenter à votre père.

Il me tarde de vous lire.

A très bientôt ma bien-aimée

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Notes de l’auteur 1er août 1815

 

Durant ces dernières semaines, Gustave s’est rétabli au moins physiquement. Son organisme a enrayé l’infection toutefois son moral reste au plus bas, hormis lors des passages de son ami et frère Basile, Gustave vit dans une quasi-léthargie qui révolte son père et désespère sa mère. Après les premières semaines où il était entre la vie et la mort, les seuls événements auxquels il s’intéresse par la suite sont les rebondissements de la guerre. Il lit tout ce qui relate chaque journée décrite par les soldats. Et même si les nouvelles sont épistolaires il comprend combien l’empereur est bien trop vite lâché par ses généraux effrayés par l’ampleur du mouvement hostile qui se ligue contre lui.

Dès son retour de l’île d’Elbe, Napoléon avait suscité un immense enthousiasme de la population. Grognards comme jeunes officiers avaient vu leur avenir réduit à néant à l’abdication de l’empereur. La noblesse aussi voyait ses positions bafouées par la restauration de l’ancien régime. La rivalité des russes face aux anglais ou aux autrichiens se fait de plus en plus forte sur de nombreux endroits du monde. Enfin la France n’arrive plus à retrouver sa place dans ce monde. La guerre au sein même de cette Europe que Napoléon aurait aimé unir derrière lui semblait inévitable. Ce furent toutes ces circonstances qui incitèrent Napoléon à rêver d’évasion. Cependant son départ de l’île d’Elbe fut fait sans préparation voire même dans la plus grande confusion. Toutefois dès le 1er mars 1815, lorsque Napoléon mit le pied sur le continent à golfe Juan, une grande ferveur d’une immense part de la population s’en suivit. Malgré cela la population provençale étant plutôt hostile à Napoléon, il décide de remonter vers Lyon en passant par les Alpes. Tout au long de son trajet, il rencontre des maires et une population enthousiasme. Napoléon n’hésite plus à reprendre les reines du pouvoir comme s’il n’était jamais parti, promulguant des décrets, distribuant ou nommant officiers ou magistrats, n’hésitant pas à décerner à certains des gratifications. Le général Ney est un des premiers à le soutenir alors qu’il avait fait allégeance au roi Louis XVIII ; d’autres le suivent.

Le 19 mars 1815 le roi Louis XVIII s’enfuit des Tuileries laissant le champs libre aux troupes napoléoniennes. Dès lors Napoléon reprend son statut d’empereur avec le soutien de la population et des soldats. Le 20 mars 1815 les bonapartistes reprennent progressivement Paris aux mains d’une poignée de soldats de ceux qui restent fidèle à l’armée royale sous les ordres du duc de Berry censé faire front face à Napoléon. Ses tentatives resteront lettre morte car très vite le drapeau tricolore flottera sur tous les toits des bâtiments publics ainsi qu’aux façades de tous les partisans de l’empereur qui sont de plus en plus nombreux. Une fois l’empereur à nouveau sur le trône, il lui fallut battre en brèche quelques résistances et surtout quelques attitudes plutôt attentistes de certains qui préfèrent attendre de savoir d’où le vent soufflerait avait de prendre position.

Tandis que Napoléon souhaitait rétablir la paix, d’autres œuvraient différemment, tel que Murat en Italie qui eut pour objectif d’irriter ses ennemis. La guerre était inévitable, l’empereur mis tout en œuvre pour reconstituer son armée, toujours prête à mourir pour lui et pour la France, tel que l’explique Gustave dans ses récits. Les cent jours seront une succession de terribles batailles gagnées et perdues durant lesquelles l’empereur sera au sommet de sa gloire et ce malgré l’atroce défaite du 18 juin 1815 dans les champs de Waterloo. C’est sans la raison qui le poussera à dire : «  Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils sous le titre de Napoléon 2, empereur des français ». rien de cela ne se réalisa, l’empereur fut exilé à Sainte-Hélène et le pouvoir reviendra à Louis XVIII.

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Village du Comte d'Artuis Saint-Félix en Pays d’oc en août 1815

Village du Comte d'Artuis Saint-Félix en Pays d’oc en août 1815

 

Basile rentre enfin chez lui et revoit Eugénie et Gustave. Ce dernier se laisse totalement aller et refuse de sortir de son lit et encore moins d’utiliser son fauteuil roulant. Basile est très attentif à son ami et tente de le faire parler à défaut de pouvoir le faire se lever. Les premiers jours Gustave ne décroche pas une parole. Cependant Basile ne se décourage pas, il parle doucement. Il fait preuve d’une grande maturité pour son âge. Jour après jour il évoque comment il a atterri dans le bureau où il travaille puis il évoque ce qu’il a vécu durant la première année au front. Précisant que personne ne peut comprendre ce qu’il a traversé sauf lui. Chaque jour Gustave se laisse apprivoiser tel un animal blessé, effrayé d’offrir sa confiance. Au bout d’une semaine Basile ne lâchant rien, Gustave décroche quelques mots pour exprimer ses regrets d’avoir survécu et sa sensation d’utilité. Il confirme son désir de disparaître mais son incapacité à agir seul. Il a dans les yeux une supplique qu’il adresse à son frère d’armes pour l’aider à mener à bien son projet.

Jour après jour Basile s’obstine à aider son ami. Il s’en veut parfois de ne pas avoir été à ses côtés pour le protéger comme Eugénie le lui avait demandé. Un jour par une magnifique matinée qui laisse filtrer des raies de lumière bienveillante dans la chambre, Gustave se décide enfin à parler du plaisir qu’il a eu à combattre auprès de Napoléon. Il parle des heures, si longtemps que Basile en oublie Eugénie. Oublier n’est pas vraiment le terme approprié, il n’a pas souhaité interrompre Gustave qui pour la première fois ouvre son cœur. Durant toute la journée personne n’ose intervenir. Seuls le chant lointain des oiseaux arrive jusqu’à eux comme une douce musique qui apaise l’ambiance générale si tendue ces derniers jours. Ce jour-là Gustave parle de la guerre comme d’un moment festif ou se battre n’est qu’un plaisir enthousiasmant ? Chaque victoire est sa victoire, chaque défaite une humiliation qui donne encore plus de courage lors de la bataille suivante. Jamais Basile n’a vraiment ressenti de telles émotions. Petit à petit, mot après mot, phrase après phrase, les yeux de Gustave semblent retrouver un peu de vie. Désormais il ne veut plus laisser partir Basile. Quant à Basile, il est ravi de voir son frère, son ami revenir parmi les vivants. Lorsque contraint il doit se résoudre à quitter Gustave, le comte et son épouse le harcèlent de questions et le remercie pour la patience dont il fait preuve. Durant presque deux semaines Eugénie et Basile s’entraperçoivent à peine quelques instants avant qu’il ne rentre chez son père. A son retour chez lui, sa famille compatissante le laisse reprendre ses esprits sans lui poser de questions. Souvent après dîner père et fils se retirent jusque tard dans la nuit ou tôt le matin. Basile à ses côtés regarde son père pétrir son pain avec amour. Il imagine sa mère à sa place. C’est la première fois qu’elle lui manque autant, il aurait tant aimé se confier à elle. Il se sent si désemparé face à cette situation. Il sait que son père le soutient mais il n’a pas de solution pour l’aider à comprendre et peut-être remédier au désarroi de son ami Gustave. Une mère aurait sans doute su ces choses-là.

Les jours passent et bientôt les vacances de Basile prennent fin. Il doit repartir, heureux d’avoir pu consacrer autant de temps à son ami et triste d’avoir si peu vu Eugénie.

Après le départ de Basile personne ne doute que Gustave s’ouvre à d‘autres personne, ce n’est pas le cas, très vite il se renferme sur lui-même. Sa mère est au désespoir, elle ne sait plus quoi faire ou dire. Quant à Monsieur Le Comte il se montre parfois autoritaire prêt à sortir de force son fils de son lit. Eugénie écrit à Basile pour lui faire part de son désarroi. Elle souffre de voir sa mère dépérir et son père aigrir. Heureusement qu’elle a son épaule pour s’épancher. Bientôt le collège reprend ses droits et ses cours occupent tout son temps. Noël arrive très vite, la famille est réunie pour les fêtes dans la plus grande intimité. Personne n’a le cœur à se réjouir. Aucune invitation n’est envoyée, aucune festivité n’est mise en place. Seule la famille de Basile est conviée au château le lendemain de Noël, sans doute pour remercier Basile d’être aussi présent aux côtés de leur fils. Basile est venu pour deux jours qu’il consacre entièrement à son ami, qui comme par miracle sort à nouveau de son mutisme. Toutefois celui-ci sera aussi éphémère que le passage de Basile. Lentement pour certains, à la vitesse de l’éclair pour d’autres.

Basile de son côté poursuit ses études, assidu, concentré toujours aux côtés de Monsieur Poivre, qui plus que jamais veille sur son protégé.

Eugénie quant à elle, rentre très régulièrement chez elle avec beaucoup d’appréhension. La vie si heureuse qu’elle a connu au château est définitivement oubliée. Le comte passe très peu de temps chez lui. Il ne supporte plus la compagnie de son fils. Lorsqu’il aborde avec son épouse ce sujet, il est souvent irritable. L’un et l’autre ne se comprennent plus. Le comte refuse la compassion que son épouse éprouve pour son fils. Eugénie est déchirée entre son père et sa mère, elle voudrait agir pour soulager sa famille mais comment ? Son seul soulagement est d’écrire à Basile pour lui ouvrir son cœur et lui demander conseil.

Dès qu’il le peut Basile se rend au château, consolant les uns, soutenant les autres. Ses passages redonnent à chacun courage. Très étonnamment, Gustave revient à la vie aux côtés de son ami Basile. Il est le seul avec qui il parle et se confie. Ses passages relativement réguliers permettent à la famille du comte d’Artois de retrouver un peu de sérénité.

Cette fois-ci, Basile apprend en arrivant chez lui, qu’ils sont tous les quatre, son père, sa belle-mère, son petit-frère et lui-même attendus pour déjeuner au château par la mère de Gustave avec liesse. Elle a fait préparer un excellent repas en espérant qu’enfin son fils accepte de se joindre à eux. Elle veut remercier Basile pour le temps qu’il consacre à Gustave lors de ses passages au détriment de sa propre famille. La mère de Gustave espère que ce repas incitera son propre époux, Charles-Henri, a être présent lui-aussi. Durant tous ces derniers mois, l’un et l’autre se sont très peu vus, à peine croisés au détour d’un couloir. Depuis l’accident de leur fils et plus particulièrement depuis son refus de faire face à la situation, mari et femme font chambre à part. Le comte évite le plus possible de rester au château, ni l’attitude de son fils, ni celle de sa femme ne lui donne envie de faire des efforts.

En cette magnifique journée ensoleillée du début du mois d’août 1815 Basile croise enfin

Eugénie, venue elle aussi réconforter les membres de sa propre famille. L’un et l’autre ont tant mûri ces derniers mois. À peine ont-ils le temps d’échanger un regard que du haut du premier étage, ils entendent la voix tonitruante de Gustave appeler son ami. Elle ne s’était pas manifestée depuis le dernier passage de Basile. À chaque fois sa mère en est bouleversée au point d’en avoir les larmes aux yeux. Discrètement, elle baisse le regard comme pour s’excuser de tant de sensiblerie. Le cœur de chacune des personnes présentes est transpercé par une profonde tristesse. Seul Basile plus adulte que jamais lance un regard à chacun qui exprime plus de malice que de tristesse. S’excusant, il grimpe quatre à quatre la volée des quelques marches qui mène à l’étage. Il se demande comment son ami a-t-il su qu’il était arrivait ? Il le soupçonne de sortir de son lit pour se glisser dans son fauteuil roulant et se diriger vers la fenêtre qui donne sur l’allée principal menant à la porte principal, même si à chaque fois il le retrouve allongé sur son lit. Aujourd’hui il est bien décidé à obliger son ami à sortir de sa chambre. Basile se dirige vers la fenêtre sans même lancer un regard à son ami qu’il sait capable de le détourner de ses objectifs, il l’ouvre et annonce sans détour, très calmement à son ami qu’ils sont attendus au rez-de-chaussée pour déjeuner en compagnie de leur famille respective. Il ajoute qu’il n’acceptera aucun refus cette fois puisque sa mère a organisé un repas où tous seront présents. Le ton qu’il a employé n’accepte aucune excuse, aucune justification si ce n’est une acceptation. Gustave le sent et n’essaie même pas d’opposer une simple objection. Il comprend qu’il doit obtempérer et bien malgré lui se résigner. Il fait mine de déplacer son corps inerte vers l’extérieur de son lit pour attraper son fauteuil roulant. Il est vêtu d’un pyjama en soie bleue nuit et d’une robe de chambre assortie. Basile tout naturellement vient l’aider à transporter son corps affaibli par des mois d’immobilité, du lit au fauteuil, sans aucune remarque et pourtant il en meurt d’envie. Il comprend à cet instant que ses soupçons sont fondés. Non pas que Gustave ait retrouver le total usage de ses jambes mais l’aisance avec laquelle il s’est installé sur son fauteuil prouve à l’évidence que ce n’est pas sa première fois. Doucement sans même l’aide de son ami, Gustave se dirige d’un air décidé vers le grand escalier sans penser qu’il se trouvera bien malgré lui incapable d’aller plus loin. Au pied de l’escalier chacun reste stoïque mais étonné que Basile ait enfin réussi à faire sortir Gustave de sa chambre. Par chance personne ne lui laisse le temps de réaliser la situation. Jean, le père de Basile rejoint son fils à l’étage en quelques secondes, tandis qu’un domestique s’apprête à prendre en charge le fauteuil roulant, Jean et Basile se tiennent chacun de part et d’autre de Gustave afin de lui permettre de placer ses bras autours de leurs épaules respectives. Soutenu il se sent glisser jusqu’au pied de l’escalier où à nouveau il s’installe délicatement sur son fauteuil. Sans presque un étonnement tous se dirige vers la salle à manger. Les regards admiratifs de chacun ne sont pas dirigés vers Gustave mais vers Basile qui a réussit du haut de ses dix-sept ans un exploit. Peu après le comte fait son entrée, rapidement il embrasse son épouse sur la joue, salue brièvement son fils, sans même s’étonner de sa présence, présente ses respects à l’épouse de son ami, donne une poignée de main amicale à son Jean, salue le petit Étienne tout en s’étonnant avec quelle rapidité cet enfant grandit. Il le félicite d’être devenu un homme. À tout juste quatorze ans il est presque aussi grand que son père. Puis il enlace tendrement Eugénie qui se love entre les bras affectueux de son père. Un silence de plomb presque pesant est en train de s’installer lorsqu’un domestique annonce que le repas est servi.

Après déjeuner, le temps se prête à une jolie promenade dans le parc. La seule personne à s’y oppose définitivement est Gustave qui demande à rejoindre sa chambre et son lit, personne pourtant ne va se porter volontaire pour l’y transporter.

Marie-Élise et la comtesse se dirigent vers la terrasse pour prendre le frais à l’abri d’une jolie tonnelle débordante de fleurs et d’arômes enivrants et bienfaiteurs, tandis que Jean et Charles-Henri s’enferment dans son fumoir. Chacun à sa façon va exprimer ses sentiments, ses ressentiments, ses envies, ses révoltes…

Alors que la comtesse va épancher sa tristesse sur l’épaule de Marie-Élise, le comte va faire exploser sa colère vis-à-vis de Gustave et de son épouse qui au lieu de bousculer leur fils tend à valider son attitude emphatique et lymphatique. Toutefois si les uns et les autres ont une position aux antipodes par rapport à Gustave, ils sont unanimes quant à Basile, ils s’extasient sur son courage, sa pugnacité et sa maturité pour un si jeune garçon. Les seuls à ne pouvoir profiter l’un de l’autre furent Basile et Eugénie, restés aux côtés de Gustave. À la suite de ce beau week-end chacun rejoint son logis et ses habitudes.

Jusqu’à la fin de l’année, le rythme de vie de chacun reste inchangé. Eugénie partage son temps entre le collège et le château, croisant régulièrement Basile qui comme elle poursuit son travail et ses études de droit et dès qu’il le peut rejoint son ami Gustave qui ne reprend vie que lors de ses brefs passages. Par chance Marie-Élise soutient avec patience Marie-Sophie la comtesse qu’elle voit et réconforte chaque jour, devenant de plus en plus complice et fidèle amie.

Quant à Charles-Henri, il a enfin décidé Jean à le rejoindre au sein de la mairie. Chacun trouve un semblant d’équilibre auprès de son ami en vidant son cœur ou en se plongeant dans le travail.

Souvent Jean échange avec son épouse à ce sujet. Il est si triste de voir ce couple qu’il a connu aussi uni comme il l’avait lui-même été avec Marie, sa première épouse, mère de Basile et unique amour de sa vie, bien qu’il soit désormais très proche de sa seconde épouse. Chaque jour conscient de la chance qu’il a eu de rencontrer Marie-Élise et de voir son fils s’épanouir, il s’investit toujours plus aux côtés de son ami pour lui redonner le courage de se battre pour ceux qu’il a aimé et qu’il aime bien malgré lui encore à ce jour.

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Notes de l’auteur fin d’année 1815

 

c’est le 17 octobre 1815 que Napoléon débarque à Saint-Hélène. Il s’installe à Longwood le 10 décembre 1815. il n’y arrive pas seul et voudrait en cette période d’étrennes pouvoir être aussi généreux qu’au cours de toutes les années précédentes, pourtant sur ce petit bout de terre aride rien ni personne ne le lui permet vraiment. Sainte-Hélène n’est rien de plus qu’un caillou sec et volcanique ou aucun artiste tapissier, joaillier ou orfèvre n’est venu s’installer lui permettant ainsi de redorer son blason.

Napoléon redevient Bonaparte, un homme toujours impérial mais sans faste superflu, partageant son temps entre des promenades à cheval et l’écriture de ses mémoires. Il se noiera dans la lecture, incapable de faire quoi que ce soit d’autre. Il est de plus en plus seul face à lui-même. Son courrier est lu, ses va-et-vient si minimes soient-ils chaperonnés. Il n’est jamais sans surveillance. Chacun et notamment le gouverneur de l’île veut éviter une nouvelle évasion. C’est la raison pour laquelle près de 3000 soldats le veillent, épient ses moindres faits et gestes. Trois ou quatre navires patrouillent le long des côtes afin d’éviter un éventuel débarquement.

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Village du Comte d'Artuis Saint-Félix en Pays d’oc en août 1815

 

Cette fin d’année 1815 sera plus animée que la précédente. Sur l’insistance d’Eugénie sa mère organisera une petite fête le lendemain de Noël. Eugénie choisira elle-même les invités, évitant tout futur prétendant. Se joindront à eux la famille de Basile ainsi que Monsieur et Madame Poivre, elle convie également son amie Louise et ses parents ainsi que son fiancé. Exceptionnellement ce jour-là Gustave se joint à la fête sans pour autant y participer.

Eugénie est comme les années antérieures la reine de la fête, le second à être mis en avant est Basile, il est particulièrement complimenté par se protecteurs, Monsieur Poivre et le comte. La journée est très agréable, et pour une fois l’un et l’autre passe beaucoup de temps ensemble presque inconsciemment sans se soucier de qui que ce soit et sans que personnes ne s’en étonne.

Après cette fabuleuse fin d’année, chacun reprend le cours de sa vie et de ses occupations. Le seul qui reste insensible à tout est définitivement Gustave qui fidèle à lui-même ne fait aucun effort, terrifiant sa mère et horrifiant son père.

L’année 1816 permet à Basile de passer avec brio tous ses examens faisant l’admiration de tous. Les rares fois où le comte croise son fils, il n’hésite pas à mettre sur la sellette le courage et l’abnégation de Basile, contrairement à ce fils qu’il comprend de moins en moins ou ne veut plus faire l’effort de comprendre. Très vite il évite même de le croiser dans les couloirs tant son attitude le révolte. Sa femme toujours aussi découragée et attristée n’est plus aussi compatissante et tente parfois de raisonner son fils. Son attitude adoucit celle de son époux. Tous deux se voient de plus en plus avec le père de Basile et son épouse. Régulièrement les deux familles se retrouvent seules ou en compagnie de leurs enfants respectifs, Gustave compris. L’année 1816 coule doucement.

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Notes de l’auteur fin d’année 1816

 

En 1816 Napoléon est de plus en plus seul, notamment lorsqu’il apprend que son fils sera expulsé de l’île de Sainte-Hélène au même titre que Las Cases pour avoir voulu transmettre secrètement des courriers à son père.

Au cours de cette même année, le gouvernement de Louis XVIII fera tout pour obtenir le retour des nombreux prisonniers de guerre français comme l’avait promis Alexandre 1er devant les députés à la déchéance de Napoléon, en avril 1814. Toutefois les cent-jours ont stopper net les pourparlers et les retours.

Fin 1816 tout fut engagé pour enfin voir renter au pays le reste des soldats encore retenus hors de France. Malgré cela au retour de nombre d’entre eux, le gouvernement durant la restauration ne gratifie presque pas ces soldats blessés ou morts après Waterloo. Puis les ultraroyalistes élus cette année-là proposeront même l’exil voire l’exécution des « traîtres » ayant participé au Cent-Jours. Par chance cette « chambre introuvable » qui sera le surnom que lui donneront certains députés après les élections législatives des 14 et 22 août 1815 comportant essentiellement des députés royalistes dits ultra sera dissoute en 1816. Pourtant il faudra attendre 1857 sous le règne de Napoléon III qu’une médaille de la croix de Sainte-Hélène soit remise aux quatre cent mille soldats encore vivants ayant combattu aux côtés de l’empereur Napoléon durant près de vingt-trois années de guerres discontinues entre 1792 et 1815.

 

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Village du Comte d'Artuis Saint-Félix en Pays d’oc 1816 et 1817

 

C’est au cours des années 1816 puis 1817 que Gustave aux côtés de son ami Basile reprendra sa vie en main. Conscient que personne à part lui ne pourra le sortir de la situation dans laquelle il s’est plongé durant presque deux années, Gustave décide de poursuivre des études soutenu cette fois par son père. Il s’intéresse plus particulièrement à l’histoire Napoléonienne et au devenir de tous les soldats qui comme lui ont été en partie détruits par les guerres successives.

Basile après avoir été bachelier en droit en en 1716, devient licencié en droit et peut accéder au métier d’avocat. Il a désormais vingt ans et choisit le jour de sa remise de diplôme pour enfin oser demander la main d’Eugénie à son père. Étonnamment durant toutes ces années ses parents n’avaient plus envisagé de marier leur fille suite aux nombreux refus qu’elle avait opposé systématiquement à tous les prétendants. Les bouleversements qui s’étaient produits dans la famille du comte d’Artois tout au long des années qui avaient suivi le retour de Gustave et sa descente aux enfers les avaient brisés et laissés sans réaction vis-à-vis du cours des événements. Pourtant petit à petit et en grande partie grâce à la patience de Basile et la pugnacité d’Eugénie à toujours vouloir aller de l’avant, le clan d’Artois avait survécu, puis s’était reconstruit. Au cours de l’année 1817, les fiançailles d’Eugénie et Basile furent une évidence pour tout le monde même pour le comte d’Artois.

A la fin de l’année 1817, tout le monde retrouva le sourire en célébrant le mariage d’Eugénie âgée de dix-huit ans et de Basile, vingt ans qui avec le soutien de son beau-père collaborera en tant qu’avoué auprès d’un cabinet de Saint-Félix-Lauragais. Cinq ans plus tard il deviendra associé.

Avec son épouse il reprendra en main la destinée du domaine tandis que le comte et son épouse à nouveau réunis et heureux profiteront en compagnie de leurs amis, le père de Basile et son épouse, d’une retraite bien méritée aux côtés de leur petit-fils très vite annoncé…

Basile avec le soutien de son père et son beau-père entrera progressivement en politique et participera d’ailleurs à la réhabilitation, près de quarante ans plus tard, de tous ces soldats oubliés.



25/07/2025
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